[Apocryphe] (Improctobre 2016)

Texte 1

Un fin verglas recouvrait peu à peu le vieux bitume alors qu'un vent glacial courrait le long des rues crépusculaires, plongées pendant encore un temps dans ces ténèbres spectrales, celles qui régnaient au cours de cet infime instant où les lampadaires n'illuminaient pas encore la ville de leur lueur rassurante.

Certains piétons marchaient lentement, tentant au mieux de conserver leur chaleur en s'emmitouflant sous plusieurs couches de vêtements, tandis que d'autres courraient au plus vite jusqu'à leur destination. Même la chaleur dégagée par la circulation des voitures ne parvenaient pas à libérer la ville de son manteau de givre.

Une silhouette adolescente sortit d'une ruelle à la manière d'un loup quittant sa tanière. Elle portait un lourd manteau, toutefois élimé en plusieurs endroits. Ses yeux légèrement bridés, bien que dissimulés sous une lourde capuche et plusieurs mèches de cheveux de couleur poivre, étincelaient d'un éclat primal, alors même que la vaurienne portait la main à sa poche, où elle pouvait sentir du bout des doigts la lame de son couteau. Une lourde écharpe enroulée autour de son cou dissimulait le bas de son visage.

La tête baissée, elle s'élança dans la rue. Ses oreilles ignorèrent rapidement le son de ses propres pas craquant la neige pour se porter sur les innombrables autres sons qui l'entouraient.

Les pas vifs ou lents, les souffles rauques ou rapides, les claquements de dents ou le délicat frottement des mains sur les vêtements. La cacophonie des voitures, le grésillement des lampadaires, la lointaine cloche d'une église. Le cri d'un marchand hélant les passants. Le craquement d'un briquet que l'on allumait en hâte.

Les battements de cœur. Le sang chaud qui s'écoulait en trombe à travers les artères et les veines. Les muscles qui se contractaient et s'étiraient dans un son inaudible pour le commun des mortels. Les délicats tendons, prêts à rompre sous sa lame, et la souffrance dans le regard de sa victime.

L'adolescente soupira. Son esprit avait encore divagué. Ce n'était pas ses pensées mais celle d'une autre créature, lointaine, d'un être tout-puissant engoncé dans un corps bien trop limité, sans aucun moyen pour le pauvre cerveau de ce« cadavre » de traiter correctement un flot d'informations aussi gigantesque.

Elle n'était ni cet être, ni ce corps. Elle était un autre individu encore, la somme de ces deux créatures irréconciliables. Un monstre, une chimère, comme tant d'autres ici.Des êtres créés et oubliés, les victimes d'un châtiment qui ne les concernait même pas, nés dans des corps qui avaient appartenu à d'autres.

Elle fut prit d'une intense nausée, mais repoussa cette horrible sensation jusqu'aux tréfonds de son être, et se concentra sur l'instant présent.

La cible ne se doutait de rien. Le pauvre badaud attendait sereinement au coin d'une rue de pouvoir traverser,observant de temps à autre sa montre à gousset. Cela faisait plusieurs jours que l'adolescente le filait, et bien que l'homme,cinquantenaire et râblé, vêtu d'un costume un peu trop étroit pour ses épaules, ne semblait laisser aucune ouverture, rien de spécial n'émanait de sa personne.

L'adolescente se rappela avoir déjà vu cet homme.C'était un politique ou quelque chose du genre, mais elle n'avait vu aucun garde du corps à ses côtés. Soit l'homme avait refusé toute protection, soit il n'était que le vague assistant d'un quelconque politicien.

Elle avait une mission, et ces quelques jours de traque touchaient à sa fin. Dans sa tête, elle repassait en boucle le plan qu'elle avait mis en place : au moment de passer par le parc voisin, elle mimerait de l'agresser pour son argent avant de le tuer de plusieurs coups de couteau lorsqu'il se débattrait. Elle se ferait attraper, très probablement, mais pourrait faire passer l'assassinat pour un accident, tel que le souhaitait son client.Quant à elle, le sort déciderait de ce qui lui adviendrait.