»Prologue«

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_____Rune_____

   Je posais sans grande délicatesse le plateau argenté que je tenais en main depuis une bonne heure maintenant sous le bar du restaurant avec le reste des ustensiles. Je frottais mon tablier couvert de saletés et de nourriture, puis commençais à nettoyer les tables du fond de la pièce, celles qui n'étaient pas encore bondées de monde. À la place, elles étaient couvertes de verres d'alcool vides, d'assiettes sales et de quelques pourboires qui se comptaient par centimes.

Les derniers clients riaient et chantaient, tous probablement saouls, en vue des dizaines de verres d'alcool qu'ils avaient bu chacun, et des cadavres de bouteilles qui étaient étalées sur la table, ou bien traînant au sol ; celles que je n'avais pas encore eu le temps de ramasser. Je soupirais en continuant à nettoyer un peu partout, jetant des coups d'œil à ces clients qui ne semblaient même pas remarquer ma présence. Je les enviais un peu ces gens-là, surtout pendant les périodes de fête. Ça devait être agréable de fêter le nouvel an avec des amis, sa famille ou ses collègues. Ou même son chat, un peu de compagnie est tout ce que je voudrais pour faire une petite soirée, ne pas juste passer ma soirée à travailler.

J'avais perdu tout contact avec ma famille depuis un moment, mes collègues sont tout simplement idiots et bornés, et dire que mes amis se comptaient sur les doigts d'une main était un bel euphémisme. Autrement dit, mes soirées n'étaient jamais très excitantes, puisqu'elles se passaient la plupart du temps à mon travail.

Il faisait chaud et humide dans la salle, et l'ambiance était montée d'un cran alors que l'horloge électronique, que nous avions accroché dans la pièce principale pour l'occasion, affichait 23h59 et 50 secondes précisément. Et c'était parti, le moment que je redoutais et qui me faisait plus déprimer que de voir les autres s'amuser. Ces dix secondes allaient être comme des heures entières pour moi. Les fêtards commencèrent le décompte pendant que je me concentrais sur mon torchon microfibre pour ne pas les entendre, frottant si fort les taches de nourriture que la table aurait pu se briser sous ma main, même avec ma force de nouveau-né. Je fermais les yeux pour tenter d'ignorer l'agitation autour de moi, même si ça ne coupait pas le bruit insoutenable que je supportais depuis le début de la soirée.

10 ! Je déteste cette fête; 9 ! Après tout, un an ce n'est rien; 8 ! C'est juste 365 jours; 7 ! Qu'est-ce qu'on fête précisément ; 6 ! Qu'on soit encore en vie ; 5 ! Non. Je ne comprends pas; 4 ! Pourtant j'aimais le Nouvel an avant; 3 ! Eux aussi d'ailleurs; 2 ! C'est peut-être ça qu'il me manque pour arrêter d'envier cette vie; 1 ! Eux.

Les cris de joie et les rires retentirent, résonnants entre les murs, formant un écho chaleureux et bruyant. Les gens se serraient dans leurs bras, se souhaitant une bonne année, listant leurs bonnes résolutions qu'ils ne tiendront pas, bien évidemment.

Je baissais la tête, ayant fini de frotter la dernière table, jetant le torchon dans l'évier de la cuisine, souriant à quelques personnes encore un minimum sobre qui me souhaitaient leurs vœux. Évidemment, je répondais à ces gens avec la gentillesse qu'il attendait d'une serveuse, passant quelques minutes à discuter avec des clients un peu plus sympathiques que les autres, avant de les laisser à nouveau, perdant le sourire commercial qui me faisait mal aux joues, encore plus au coeur sachant bien que je leur mentais. Alors seule dans le coin de la pièce, près du bar, je murmurais juste ces quelques mots, car moi aussi j'avais le droit à un peu de bonheur, quoique solitaire.

« Bonne année ma belle... Bravo pour avoir tenu le coup encore une fois » Je pensais en étirant mon dos, faisait craquer quelques vertèbres. Je me trouvais stupide de me dire ça à moi-même, mais c'était devenu une habitude pour moi, et puis je pensais alors qui pouvait entendre? Tout le monde fait ca.

Quelqu'un me donnait une tape dans le dos, me faisant sursauter. Je me retournais en affichant mon sourire-clientèle habituel, celui que j'avais appris à parfaitement maîtriser, même s'il finissait par me faire atrocement mal à la mâchoire après plusieurs heures. C'était mon patron, un jeune homme charmant et très doué en cuisine, âgé de seulement 25 années, donc trois de plus que moi. Le genre d'homme parfait pour lequel les filles venaient au restaurant, uniquement pour avoir la chance de se faire servir par le patron en personne. Il avait ouvert son restaurant il y a peu de temps mais il y avait toujours du monde, l'établissement était même devenu populaire dans la ville. Ça ne me fait pas spécialement plaisir de travailler dans un endroit si fréquenté mais j'avais désespérément besoin d'argent pour mon loyer, alors j'étais prête à tout. Vincent m'avait donné une chance de m'en sortir dans la vie alors je ne pouvais pas cracher dessus. Il me sourit en lançant son tablier sur son épaule, passant sa main dans ses cheveux en soupirant longuement, lui aussi exténué par ses allers-retours incessants dans la pièce unique du restaurant.

Passé Commun | CreepyPasta | (Terminée)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant