Chapitre I: Le paysan insatisfait (Partie 1)

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Je suis ce paysan, éternel mécontent,

Pour tous les plus grands seigneurs, vulgaire manant.

Me voilà comme juge d'une société,

Qui n'a jamais daigné ne plus me rabaisser.


  Deux jours. Deux longues journées que les corbeaux croassent. Dans le boucan extraordinaire que produisent le cliquetis des armures, le fracas des armes contre les boucliers, le hennissement fréquent des chevaux et les roues cerclées de fer de ces si impressionnantes machines de mort, ces oiseaux de malheur parviennent toujours à être audibles de tous, et font résonner l'air pesant de ce terrible glas. Notre glas. Car il est certain que parmi nous, fiers soldats de notre nation, paysans au grand cœur, armés pour l'occasion, peu sont ceux qui sortiront indemnes du carnage qui se prépare. Bien évidemment, ces preux chevaliers pour lesquels nous nous battrons, eux, attendent avec impatience ce joyeux massacre. Ils se sentent invincibles avec leurs belles armures reluisantes, inaccessibles sur leurs fiers destriers de combat, et en cela, ils ont bien raison. Mais ils se croient aussi aimés par leurs implacables soldats. S'ils savaient... Nous sommes là pour tuer avec sauvagerie et non vaincre avec gloire ; mourir dans l'indifférence et non avec les honneurs ; défendre nos terres et non laver un honneur entaché. Ils n'ont rien à voir avec leurs soldats. Ils n'ont rien à voir avec nous. Et ils le revendiquent fièrement.

   Mais voilà que l'un d'entre eux passe. À cheval, vêtu d'une longue robe rouge ornée de liserés d'or. Le motif est assez étrange, à la limite de ce ridicule si caractéristique de l'ostentatoire. De nombreux fils forment des courbes qui serpentent tout au long de l'habit mais se regroupent et se rejoignent au niveau du torse. Il paraît que pour les nobles, cela représente un "motif floral". Mais qui a déjà vu une fleur ainsi? Et dire que ces atours auraient fait vivre à eux seul le village tout entier pour une lune, rien que par leur valeur marchande... Peut-être même deux. Tout en ce seigneur respire la légèreté. Aucune charge à supporter, sa monture fait tout le travail. Sa barbe parfaitement taillée face à laquelle ma touffe hirsute pâlirait presque de honte si le temps ne l'avait déjà rendue si terne. Son teint pâle faisant comprendre que jamais il n'a trimé une journée entière aux champs. Son visage plein et arrondi qui jamais n'a souffert de la faim. Sa musculature assez peu développée, seulement bonne pour le maniement d'armes d'orfèvres. Cette légèreté, j'aimerais la connaître. Or ce paquetage que je transporte depuis ces deux longues journées ne fait que me rappeler que jamais je ne la trouverais. Ce poids reposant sur mes épaules trentenaires fatiguées. Celui-là même qui fait couler la sueur de mon front, qui m'écrase inlassablement l'échine sans pitié aucune, qui me provoque ces points de douleurs qui malgré le sommeil refusent de me laisser en paix. Ce fardeau qui ne pèse sur moi que comme l'épée de Damoclès sur ma tête. Car oui, ce ballot sous lequel je croule contient de quoi faire de moi un bon petit soldat. Nous portons la croix, les nobles, la bannière. Mais il en est ainsi, et personne ne peut rien y faire. Nous sommes condamnés à subir les caprices de noblillons en quête de gloire. Ainsi va la vie, ainsi va le monde.

   Je regarde un chêne, grand et massif, toujours debout malgré les intempéries de nombre d'années. Futile combat, il ne sera bientôt récompensé que par une belle coupe. Il fera l'affaire pour tous nous réchauffer et nous permettre de nous nourrir de gibier. Exceptionnellement, nous avons le droit de chasser. Tout, champs comme ruisseaux, collines comme forêts, tout appartient à un noble. Quand ils aiment à se divertir à la chasse, nous trimons de l'aube au crépuscule pour pouvoir espérer manger suffisamment pour ne pas trop dépérir. Et jamais de la viande. Ou du moins, peu. Il y a bien ces fêtes, au bourg, le soir, où l'on fait rôtir l'agneau, ou le porc. Je ressens ce frisson que me provoque la musique enivrante. Je revois la bière qui coule à flot, l'ensemble des villageois qui dansent, chantent, rient. Les gorges qui se déploient, les calembours qui fusent, les langues qui se délient. Je me remémore les corps qui ondulent en gestes chaotiques, qui se rapprochent et s'éloignent, tournoient, virevoltent, tout cela dans un maladroit ballet dont la beauté ne saurait nous échapper. Les enfants couraient parmi les danseurs pour aller du banquet à ce coin si plaisant, à l'écart de la grande place. Sous ce chêne que les anciens prétendaient centenaire. Un chêne mutilé de nombreuses marques d'origines diverses, mais dont un thème est commun à toutes. L'amour. C'est ici, que je l'ai rencontrée. C'est ici que j'inscrivis cette marque, après m'être rapproché de la mère de mon enfant. Doux souvenirs, douce vie que je menais avant que la guerre des maîtres de ce monde ne me force à la quitter pour aller prendre part au carnage qui se prépare. Quand deux hommes ont un différend, ils se battent. Quand deux nobles ont un différend, ils jouent à la guerre avant de se serrer la main. Dans tous les cas, nous prenons les coups.

   Le soleil rouge du crépuscule que mes yeux perçoivent à-travers les branches me rappelle à moi. Un rouge sang, comme pour annoncer l'échéance. Cela ne m'étonnerait pas, les dieux sont joueurs. Très joueurs. Trop joueurs. La nuit tombe, les paquetages la suivent. Nous sommes tous fatigués, mais c'est l'appréhension qui est la plus forte. La nourriture n'a aucun goût. Nous n'avons pas faim, d'ailleurs. Qui aurait faim quand il sait qu'il a entrepris un périple dont il n'a aucune chance de revenir indemne. Mais il faut se nourrir. Tout comme il faudra s'endormir. Nulle chance de survie autrement. Mais à mon âge avancé, il vaut mieux moi qu'un de ses gamins d'une quinzaine d'années. Ces jeunots certes robustes mais encore innocents, qui ne savent encore rien de la vie, si ce n'est le dur labeur qu'ils ont appris à réaliser de leur parents. Tout comme je l'ai fait avec mon jeune fils. Je le revois, creuser les sillons, semer les graines, les arroser, chérir cette terre nourricière, membre à part entière de notre famille. Et tout cela en riant. La première fois que je l'avais réveillé à l'aurore pour lui apprendre les ficelles de ce travail, je n'aurais jamais imaginé assister à tant de joie, joie permise par la candeur et l'innocence de l'enfance. Mais ainsi j'avais repris le plaisir de travailler, rythmé tout au long de la journée par la douce mélodie d'un rire jeune et innocent. Ce rire plein de vie qui m'avait tiré de cet état de survie si fade. Cette complicité que nous avions acquise... Le reverrai-je seulement ? Devra-t-il guerroyer, lui aussi, pour simplement continuer de vivre sur sa terre ? Devra-t-il lui aussi substituer le sang à la pureté de l'eau pour abreuver ses sillons ? Je ne l'espère pas, mais je reste lucide. Mais voilà que ma vision se brouille, le sommeil me guette enfin...


Bataille [Version "mobile"]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant