Chapitre I: Le paysan insatisfait (Partie 2)

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   L'aube est là. Je la distingue à-travers mes paupières. Mes membres sont engourdis, un nœud noue mes entrailles. Une légère brise m'enveloppe, qui procure un souffle épique à cette situation dont mes paupières dissimulent la part de tragique. J'entends encore certains de mes camarades ronfler, d'autres se remuer dans leur sac de couchage. Au loin, les cuistots préparent l'immonde mixture qui devra nous tenir au ventre toute la journée. J'ai tout sauf faim, mais je me forcerai, malgré la nausée qui m'étreint. Je dois survivre à cette bataille. Je veux de nouveau humer le doux fumet du pain chaud sorti du four de mon voisin, de nouveau voir mon fils s'ébahir au passage des nobles chevaliers, cultiver cette terre qui m'a toujours nourri. Mais surtout, je souhaite voir de nouveau ma femme nous sourire quand nous rentrons du travail, éreintés.

   J'ouvre alors les yeux. Les branchages me recouvrent de leur ombre. Je fais jouer mes muscles, engourdis par l'immobilité. Puis, je m'étire pour achever de ranimer mon corps. Beaucoup dorment encore. Tous ouvrent les yeux au son du cor. Comme à mon habitude, je me suis naturellement éveillé juste avant que ne résonne les si désagréables notes. Il est temps de se lever, les officiers ne tolèrent que l'on traîne dans nos couchages. C'est d'ailleurs pour cela que le réveil est si agressif, loin du doux chant du coq. J'achève ma séance d'étirements et me hisse sur mes jambes. Elles flageolent. L'appréhension qui m'étreint, sûrement. Les cuistots me hèlent déjà d'apporter ma gamelle pour qu'ils puissent me servir de cette immonde tambouille. Au-moins, elle me tiendra au corps.

   Comme je l'imaginais, le goût est affreux. En bouche, c'est assez amer, la texture est visqueuse, une sorte de potage avec de nombreux grumeaux. Au nez, c'est encore pire. Le goût remonte et emporte tout, je ne sens plus que ça. Je n'ai qu'une envie, souffler de toutes mes forces pour que cette sensation disparaisse. Toutefois, jour de fête, des bouts de lard surnagent dans la mixture. Ils savent que parmi nous, peu reviendront, alors ils nous gâtent, nous permettent de profiter une dernière fois de la vie. Ils nous montrent ce que nous perdons en nous battant, ce qui dans leur quotidien ne serait que marque d'avilissement, pour encore nous rabaisser davantage. Pour eux, je le sais, le lard n'est réservé qu'aux pauvres que nous sommes. Ils nous méprisent, mais pire que le dédain, ils nous humilient, en nous donnant cela. Qu'ils aillent au diable ! Ou plutôt que nous y allions nous-même, car c'est bien ce qui nous attend aujourd'hui. Mais quelles funestes pensées... je dois survivre, car c'est ainsi que, peut-être, je pourrai vivre. Oui, je ne dois penser plus qu'à cela.

Bataille [Version "mobile"]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant