Chapitre III: Le vétéran efficace (Partie 3)

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   La routine poursuit son cours, nous avançons désormais parmi la masse clairsemée des combattants. Encore une fois, de simples soldats ou des serfs réquisitionnés. Je tranche, inlassablement, à droite, à gauche, de la chair, des muscles, mais toujours des roturiers. Ils sont si faibles, si peu entraînés, et si peu malins... Je commence à sentir que mes novices y prennent du plaisir. Dommage, même si ils ne sont que des serfs, je préfèrerais qu'ils évitent cette attitude. Je n'aime pas assister à des séances de torture, ou même à des exécutions. Je ne suis pas un monstre, après tout. Or, s'ils commencent à aimer le meurtre et la souffrance, s'ils commencent à mépriser la vie, aussi basse soit-elle, ils ne tarderont pas à agir sans considération aucune pour ces pauvres gens. Ils n'exécuteront plus ce bétail pour leur besoin, mais pour leur plaisir. Et surtout, ils m'inviteront à venir assister à ces macabres spectacles, ayant été celui qui les a mené sur cette voie sans même le vouloir. Or ce genre d'invitations peut s'excuser une fois par des maux, une autre par une affaire de famille, mais la limite s'atteint rapidement, et un jour ou l'autre, il vous faut bien venir et souffrir ce spectacle qui vous met si...mal à l'aise. J'ai la pensée de ce dernier mot au moment même où mon épée ressort de la gorge d'un soldat. Décidément, l'armée ne fait qu'une bien piètre formation. Je sens un coup sur mon flanc, éraflant mon armure, et sans même jeter un regard, je tranche. Et je continue à progresser, inlassablement, ouvrant cette procession à la signification si funeste pour les soldats. En mes jeunes années je me félicitais même de ce sentiment de puissance, d'invincibilité. Mais je n'étais pas un monstre. Ces gens voulaient ma mort, probablement plus que moi la leur. Alors je les terrassais. J'aperçois alors au loin un éclat, éclat qui ne peut être issu que d'un bon acier. J'essaie alors de me situer sur le champ de bataille, et j'en conclus qu'ils ne peuvent être que des ennemis. J'en avertis aussitôt mes novices. Il n'est pas question que cette possibilité d'élévation m'échappe. D'ici, je dirais qu'ils sont une dizaine, et si je parviens à capturer une dizaine de grands seigneurs ennemis, ou, dans le pire des cas à les terrasser, je pourrais sûrement espérer obtenir enfin une terre avec une place-forte digne de ce nom. Oui, la gloire m'appelle. Et puis cela fera un bon exercice pour les jeunes gens qui m'accompagnent. Ils découvriront ce que c'est que de se confronter à un égal en-dehors d'un tournoi bien régi par ses nombreuses règles.

   Quand nous les atteignons finalement, et que je discerne enfin leurs armoiries, je réalise que parmi eux se trouve un marquis. Beau butin à lui tout seul. Vu le duc qu'il sert, il ne doit pas avoir beaucoup de semblables. Les regards se croisent, et le combat s'initie alors. Je me rends enfin compte que j'ai peut-être commis une erreur. Mes "fils-d'armes" sont-ils suffisamment armés, au sens figuré, pour confronter de telles personnes ? Car parmi eux, j'ai pu identifier quelques vétérans de mon acabit. Quoiqu'il en soit, il est bien trop tard. Et puis s'ils meurent dans la gloire sous les coups de chevaliers en armures reluisantes, leurs pères ne devraient pas m'en tenir rigueur. Je suis froid à leur égard, mais je ne suis pas un monstre. Les plus belles chansons reposent sur des affrontements de ce type. Et les chansons, ils rêvent d'en être les héros depuis toujours.

   Le combat commence alors, nous croisons le fer,je me suis d'abord orienté vers un vieux rival pour qui j'éprouve un certainrespect. Les chocs entre nos épées sont rudes. Il est à la fois fort ettechnique, il sait comment parer pour déstabiliser au maximum son adversaire.Je sais le faire également, mais il prend progressivement l'avantage, etm'assène finalement un formidable coup de bouclier qui déforme mon heaume etm'atteint assez violemment la tempe. La mort que je crains entrevoir gorge mesveines de cette si précieuse adrénaline qui décuple mes forces, et tout eninversant ma chute en jouant, grâce à mon expérience, sur mon déséquilibre, jecommence à me laisser tomber dans sa direction en balançant mon épée de toutema puissance contre son flanc. La force est telle que l'armure se fend et lefil de ma lame déchire ses entrailles, après être passée entre ses côtes. Je levois cracher du sang à-travers les quelques interstices de son heaume avant des'effondrer. J'arrache mon casque déformé. Un mince filet de sang coule sur monvisage, provoquant une démangeaison atroce que j'interromps avec mon gant. Jetends ma main pour récupérer son épée, la mienne restant figée dans son corps,mais une douleur à mon poignet se fait sentir dès que ma main doit en supporterle poids. Sûrement une fracture. Je me fais violence, car je sais pertinemmentque sans arme je suis condamné, et je parviens finalement, en ajustant maprise, à l'agripper fermement. Je jette alors un regard autour de moi, et voisces quatre corps qui reposent dans la poussière. Trois de mes poulains sontmorts, les autres ont déposé leurs armes et se font amener au campement par uncontingent de soldats. Sauf un. Il se bat toujours, mais semble en bienmauvaise posture. Son adversaire le désarme finalement, le fait trébucher, etmartèle de coups violents l'écu désormais difforme. Désappointé devant cespectacle, un amer sentiment de défaite déferle en moi. Mais surtout, je medemande par quelle pirouette je pourrais me réhabiliter auprès du duc. Je nefais plus attention qu'à cette domination brutale à laquelle j'assiste d'unchevalier expérimenté sur un novice. Je suis presque paralysé. Mon mondes'effondre. Et je n'y suis pour rien. Je ne voulais que leur bien, que lesperfectionner dans leur entraînement. Je ne suis pas un monstre. Je ne suis pasresponsable de leur mort ou de leur reddition. Je le vois toujours, maisdésormais je l'entends aussi gémir. Je sens presque sa douleur dans son brasendolori, subissant les assauts sans relâche de son adversaire. Et puissubitement je reçois un coup de masse sur ma tête à nu. Je ne rouvre les yeuxqu'une dernière fois, au sol. Et je l'aperçois toujours, qui gémit mais nefaiblit, refusant de se rendre. Cet attrait pour la gloire. Et là je comprends: je suis entré en éruption. Des années et des années à refouler ce magmad'attrait pour les honneurs que je croyais éteint en moi, pour finalement ycéder sans même m'en rendre compte. Et conduire à la mort de si jeunes nobles.Mais si j'ai failli, ce n'est pas de ma faute, je ne l'ai pas voulu. Je ne suispas un monstre. Je ferme alors mes paupières pour la dernière fois, et je croisdistinguer, à-travers mes cils se faisant de plus en plus proches, ce chevalierhargneux ayant défoulé toute sa rage sur ce pauvre bouclier sortir sa dague etachever ce gamin en quête de gloire, d'une chanson que nul ne contera jamais.

Bataille [Version "mobile"]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant