Chapitre VII: Le forgeron en retrait (Partie 2)

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   Le réveil au cri du coq n'est pas vraiment difficile. Je me demande d'ailleurs pourquoi un coq a été amené à cet endroit. Peut-être le commandement a-t-il décidé de tenir longtemps cette position, voire même de s'enfoncer dans les terres de nos ennemis, et donc ont souhaité produire des œufs ? Je ne sais pas, je ne suis pas vraiment un stratège militaire. À vrai dire, je ne suis pas même un soldat. Et pourtant, malgré le sentiment que j'ai, je suis indispensable. Mais je me sens si lâche, si couard, de devoir me cacher à l'arrière tandis que les vrais hommes se battent et meurent pour leur pays. Mais j'ai du travail. D'ailleurs, un long voyage m'attend. Je mets mes réflexions de côté pour préparer mon périple. Plus tôt je pars, plus tôt j'arrive, et moins je risque les mauvaises rencontres, bien que par ces temps de guerre, elles soient moins fréquentes. Les mules piaffent déjà d'impatience. Après tout, elles ont été attachées toute la journée, hier. Je ne pouvais les laisser vagabonder dans le camp pendant que je déchargeais ma cargaison. Je vérifie que j'ai mis dans mon chariot tous les outils à réparer que je dois amener au village. Tout est bon, j'ai même cette roue de rechange que je n'ai encore jamais eu à utiliser. Mais on ne sait jamais, l'enjeu est de taille, et il serait regrettable que je perde plusieurs heures voire plusieurs jours pour réparer une roue qui se serait endommagée. Je tâte une dernière fois la bourse de nouveau remplie que j'ai accrochée à ma ceinture et par-dessus laquelle se positionnent ma tunique et ma veste.

   Tout est prêt, il est temps de partir. Avec un léger mouvement de poignet transmis par les rênes, j'incite mes deux bêtes de trait à partir. Nous voilà repartis. Sortant du camp, j'entends derrière moi le strident son du cuivre réveillant les troupes. Courage, mes frères, votre cause est noble. Je mets ma main droite sur le cœur, dans un élan de patriotisme, avant de me rendre compte du ridicule de la situation et de la reposer sur ma cuisse. La mélancolie m'étreint. J'aimerais moi aussi protéger et servir le pays. Je le sers, mais malgré cela, je ne peux m'empêcher de me sentir inutile. Pauvre hère en quête d'un but, je suis ce chemin tout tracé, n'ayant pour péripéties que les cahots de la route que j'emprunte. Que ma vie est morne et...paisible! Je sais tuer, je l'ai fait, alors pourquoi ne puis-je me battre moi aussi ? Nul parent vivant ne me retient... Mais je lui dois tout... Je ne peux lui faire ça. Mon cœur se serre. Non, je ne veux pas qu'il se sente abandonné après tout ce qu'il m'a donné. Ô dette éternelle que jamais je ne saurai payer, chaînes dorées qui refusent de me délivrer. Me voilà me perdant dans des phrases pompeuses en mon propre être. Mais leur sens est gravé en moi. Je le sais, jamais ma dette ne sera payée. Mais cette dette, nombreux sont ceux qui se seraient damnés pour pouvoir la contracter. Dans mon malheur, j'ai de la chance, et j'en suis conscient. Je vois le paysage défiler, autour de moi. Ce magnifique panorama ne m'aide pas vraiment à sortir de ma rêverie. Quelle œuvre grandiose! Je me focalise sur cette hirondelle qui virevolte en les cieux, se laissant porter par cette douce mais fraîche brise. Elle semble vouloir comme me suivre, à aller, à venir, toujours proche de moi. Tantôt s'approchant des cimes d'un conifère, tantôt faisant montre de son agilité au-dessus d'un champ. Étonnant. Moi, l'apprenti forgeron bourru m'émerveillant du ballet volatile d'un oiseau.

   Je suis sur le point de m'assoupir, suivant des yeux les pirouettes hypnotisantes de ce voltigeur d'exception. Je me réveille aussitôt. Je dois rester éveiller, les mules seraient capables de m'amener à une distance aberrante de ma destination. Je perds des yeux l'hirondelle en ajustant ma position de manière à la rendre un peu plus inconfortable. Quand je la retrouve, elle est posée sur la branche d'un magnifique arbre que je ne sais identifier. Je n'ai jamais été érudit au sujet des plantes. Je n'en ai aucun besoin, à vrai dire. Je l'entends alors, son beau chant, clair et limpide. Bien que décevant. Je m'imaginais une si belle mélodie, en ayant observé le spectacle de son vol! Décidément, rien n'est parfait. Cela vaut peut-être mieux. Que serait la vie, sans échecs ? Que serions-nous tous sans défauts ? Que serait le bien sans mal ? Que serait l'ordre sans chaos ? Que serait la vie sans la mort ? Bien plate, bien ennuyeuse. Pourquoi nous dépasserions-nous ? Nous aurions tellement de temps que nous ne saurions qu'en faire. Nous serions si parfaits que nous en deviendrions monstrueux! Quoique les prêtres en disent, le Seigneur non plus, n'est pas parfait. Il nous a créé à son image disent-ils. Ordre sans chaos, cela signifierait la fins des paysans, des fêtes improvisées, des naissances inattendues, de l'amour, même. Tout serait planifié, et le destin n'aurait plus aucun attrait. Sans échecs, tous nous serions encore des gamins, même après des siècles de vie. Qui apprendrait vraiment sans mise à l'épreuve ? Nous avons besoin de besoin pour profiter pleinement de ce que nous avons. Nous avons envie d'envie pour atteindre le bonheur. Car sur ce point, nous sommes lucides. Mais qui suis-je, moi tout juste bon à battre le fer, pour réfléchir sur l'ordre du monde, sur le chaos de la vie ? Laissons ça aux philosophes des grandes villes, aux nobles bien instruits. Chacun son rôle, chacun son travail.

   Quand je perçois le crépuscule, je tire sur les rênes pour obliger les équidés à s'arrêter. Comme à chaque trajet en charrette en solitaire, j'ai refait le monde, pensé, rêvé. Et comme toujours, la mélancolie continue de me hanter quand j'entrave les mules, et que je me mets à l'abri des regards indiscrets et peut-être même, mal intentionnés, dans un bosquet d'arbres, dont les premiers sont suffisamment écartés pour que ma charrette puisse elle aussi profiter de ce couvert. Pas de feu, ce soir je consommerai la viande séchée qu'ils m'ont donnée. Ils ont tout intérêt à me préserver. Les forgerons ne sont pas assez communs pour qu'ils puissent se permettre de les perdre. Une fois que les mules ont tout à leur disposition, je mastique mes bâtonnets de viande. Ils ont bon goût, mais la mastication intensive commence à devenir douloureuse, ma mâchoire me brûle doucement. Je m'arrête donc de manger pour aller flatter mes compagnons de voyage. Bien que peu loquaces, je les apprécie, ces braves bêtes. Nous avons quand même passé un sacré temps ensemble ! Quand je ressens la fatigue, je vais directement me coucher, enroulé dans mon sac de couchage, observant la voûte étoilée, et priant le Seigneur pour que la nuit soit paisible.

Bataille [Version "mobile"]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant