21. LES CHASSERESSES / 5. CELLE QUI FLÂNE (PARTIE 3- JALOUSIE)

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Peu après la matérialisation de la barrière invisible, les trois chanteuses n'avaient eu de cesse de jeter le discrédit sur la nouvelle organisation. Une organisation certes imposée à toutes mais acceptée à la majorité.

Lorsqu'une grande décision impliquait de potentielles retombées sur la vie en communauté, les sirènes avaient coutume de voter à main levée. Au sein de ce pluralisme démocratique, chacune avait le droit de s'exprimer et disposait d'un temps de parole suffisant pour défendre son opinion. Ainsi le système de rotation des responsabilités pour assurer leur survie au quotidien avait été entériné à la majorité.

Mais pas à l'unanimité. Trois mains timides ne s'étaient pas levées. Trois votes contestataires. Trois sirènes qui étaient demeurées silencieuses.


sa maaaya la... laaaa... la sa maaayaaaa...

Les trois sirènes, celles-là même qui envoûtaient l'atmosphère de leurs voix pures comme du cristal, avaient refusé de prendre part à ce système vérolé. Les arbitrages auraient été falsifiés, rappelant les combats truqués entre gladiateurs et autres magouilles des jeux du cirque. La démocratie n'était qu'illusion ; le système était corrompu de l'intérieur et le pouvoir, détenu par un quart du clan, trois sirènes qui statuaient au nom de toutes les autres.

La sirène à la chevelure ambrée s'immobilisa et posa l'index sur ses lèvres. Les souvenirs qu'elle venait de se remémorer à l'instant lui semblaient quelque peu confus. Les trois chanteuses avaient-elles vraiment tenu ce genre de propos ? Vérolé ? Falsifié ? Corrompu ? Cela ne leur ressemblait guère.

Son front commençait à se plisser tandis qu'elle mettait en doute la véracité de ses souvenirs. Tout son environnement disparaissait, absorbé dans le miroir de son regard, au fur et à mesure qu'elle s'enfonçait dans son monde intérieur.

Elle se rappelait bien que les chanteuses n'avaient pas levé la main lors du vote collégial. Elle en était parfaitement certaine. Toutefois, les chanteuses n'avaient peut-être pas exactement formulé leurs propos de cette façon-là. N'aurait-elle pas quelque peu extrapolé le discours engagé qu'auraient tenu ses trois sœurs ? Vraisemblablement.

A bien y réfléchir, elle n'avait pas retranscrit la réalité dans les faits mais plutôt transposé sa pensée intime – qu'elle n'aurait jamais eu le courage de dévoiler en public –, pensée qu'elle mélangeait pêle-mêle avec les chuchotis entendus de-ci de-là... D'autant plus que les trois chanteuses n'étaient guère assez malignes pour aligner ce genre de mots compliqués en une phrase correcte – et toutes s'accordaient à le penser.

Elle se concentra encore – les sillons sur son front se creusèrent un peu plus – afin de se remémorer les événements exacts qui s'étaient produits sans que sa prolixe imagination n'interférât à nouveau.

Soudain la lumière jaillit. En réalité, les trois chanteuses avaient étayé leurs propos de raisons fantasques plus invraisemblables les unes que les autres pour se dérober à leurs tâches.

Dès lors qu'on les avait incitées à rejoindre l'un des trois postes essentiels à leur survie, elles s'étaient montrées plutôt coopératives... Au début du moins... Très vite, et en chœur, elles avaient prétexté des difficultés à maintenir la position assise ou debout trop longtemps, des incompatibilités d'humeur avec les autres filles, que leurs yeux leur piquaient à force de scruter l'horizon, qu'observer l'écume de mer les rendaient nauséeuses, que le mouvement de flux et de reflux ravivaient de douloureux souvenirs ancrés en elles ; elles avaient également invoqué des augures défavorables, une chaleur accablante, des menstruations qui tiraillaient dans le bas-ventre, des céphalées persistantes et un tas d'autres élancements imaginaires.

Au final, les trois chanteuses étaient parvenues à imposer leur propre vision des choses. Elles avaient purement et simplement rejeté tout investissement dans ces missions qu'elles jugeaient: trop ternes pour leurs écailles brillantes, trop irritantes pour leurs cuirs chevelus, trop agressives pour leurs boucles soyeuses, trop nocives pour leurs peaux veloutées et leurs teints de pêche, trop néfastes pour leur bien-être et surtout, terriblement dégradantes.

Comme elles avaient obtenu gain de cause – à l'usure ! – et que le reste du clan ne trouvait plus la force de protester, elles assumaient désormais pleinement leur flemme. Les trois chanteuses prenaient le temps de se détendre et de se prélasser. Temps qu'elles mettaient à profit pour s'embellir et entretenir leurs longues chevelures.

Le trio s'affairait à brosser, à peigner, à démêler les nœuds, à couper les fourches, à tresser les cheveux en plusieurs nattes, à mettre en plis, à anneler, à moutonner, à séparer les mèche en deux et à les torsader, à modeler des tortillons, à conserver les boucles en forme, à fignoler une frange, à enrubanner, à lubrifier, à rincer et à appliquer un cataplasme d'huile à base d'algues nourrissantes, et – comble de la détente extatique ! –, elles se massaient le cuir chevelu à tour de rôle. De délicieux mouvements circulaires de va-et-vient sur le sommet du crâne qui offraient des sensations de bonheur décuplé.

Non pas que la sirène à la chevelure ambrée eût voulu qu'on lui réservât un traitement privilégié avec atelier tressage ou massage crânien. De toutes les manières, elle aurait refusé tout de go que quiconque touchât à sa sublime toison (même si pour le moment, elle ne ressemblait plus à rien).

Durant sa misérable vie d'humaine, elle avait exercé l'art d'arranger les cheveux. Elle avait longtemps prié les plus belles déesses de l'Olympe dans l'espoir de pouvoir arborer elle-aussi les plus belles coiffes. Un plaisir auquel elle n'avait jamais goûté. De tristes souvenirs qu'elle était heureuse d'avoir enterrés même si, parfois, ces derniers refaisaient surface et venaient hanter ses pensées.

Quoi qu'il en fût, elle maîtrisait toutes les bases de la coiffure et bien plus encore. Sans se vanter, elle se débrouillait parfaitement toute seule pour réaliser ses propres créations capillaires. Elle avait assez pratiqué au service des autres pour dorénavant ne s'occuper que d'elle-même. A présent, elle prenait le temps de chérir sa cascade de boucles et ne souhaitait pas qu'on s'en approchât.

Or l'apparition de la barrière invisible avait changé la donne. Chacune des sirènes du clan représentait un rouage essentiel dans la nouvelle organisation.

Lorsqu'elle observait le trio des chanteuses, elle ressentait comme un nœud dans le ventre, comme une main invisible qui pressait ses entrailles. Ce qui la dérangeait réellement, c'était qu'aucune des trois ne participât à la vie de la communauté. Toutes trois préféraient s'isoler pour se coiffer et faire des vocalises.

Comme la plupart des autres sirènes du clan, la sirène à la chevelure ambrée avait concédé à fermer les yeux sur le sujet... Pourtant, son nœud dans le ventre l'étreignait et persistait.

Elle l'avait tout d'abord assimilé à de l'agacement. Une simple colère passagère. Comme il en arrive dans chaque famille. Qu'elle serait en mesure de la maîtriser. Et que cela passerait tôt ou tard. Or ça revenait par intermittence.

Avec le temps, elle avait plus ou moins clairement identifié ce malaise qui s'était niché au creux de son abdomen. Même si elle se refusait à mettre un mot dessus, elle savait au fond d'elle-même qu'elle avait développé, non pas de la rancœur, mais une forme de jalousie à leur égard. Et une jalousie assez tenace.

En ce jour en tout point identique au précédent et totalement semblable au suivant, elle avait pris une grande décision : elle-aussi allait prendre du bon temps et elle-aussi allait musarder tout le reste de la journée.

Avant tout, elle allait se débarrasser de cette horrible algue gélatineuse emmêlée dans ses cheveux.

SIRÈNES - LIVRE II - L'ÎLE ROCHEUSEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant