Chapitre VIII: Le soldat arriviste (Partie 3)

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   Si le réveil est difficile, je suis en revanche très rapidement d'attaque pour cette nouvelle journée de périple. Aussi parviens-je à motiver les troupes, de telle manière que le soleil n'étant pas encore totalement levé, nous partons pourtant d'un pas lourd mais rapide. J'ai décidé de laisser pour une partie du trajet ma monture à l'un des hommes qui était de garde cette nuit, bientôt imité par le héraut. N'ayant pas la légitimité d'un officier qui n'aurait gagné ses galons qu'avec l'expérience, je me dois de trouver une autre manière de me faire accepter. Ainsi l'attitude du capitaine proche de ses hommes me semble être la meilleure stratégie à adopter. D'autant plus que j'espère profiter de mon trajet à pied pour sonder les hommes, glaner quelque information, mais aussi et surtout avoir une discussion des plus intéressantes avec ce soldat si influent parmi ses compagnons. Je me laisse alors à écouter les histoires de chacun, si fascinantes, les unes comme les autres, s'enchaînant à un débit hallucinant. En une matinée, j'ai l'impression de découvrir ces hommes qui se cachent derrière ces soldats, ces souvenirs qui se cachent derrière ces cicatrices, ces pensées qui se cachent derrière ces regards las. Mais surtout, je me rends compte que ma vie qui a été jusqu'alors si "efficace", a été en réalité bien morne, que ces quelques déboires qui me faisaient pester n'étaient que peu de choses en comparaison de ce que certains ont subi. Mais surtout mon ego se flatte, me rendant compte que peu ont tenté l'ascension sociale que j'ai entreprise avec succès, mais aussi que peu en auraient les capacités. En réalité, je me sens même souvent manipulateur à l'égard de certains, relativement limités, mon ego n'ayant pour seule limite que les bornes que fixe mon imagination à ma supériorité illusoire. Ainsi cette journée aura été si éprouvante qu'instructive, mais aussi que ravageuse pour mon esprit désormais libéré de toute entrave imposée par mon humilité d'antan.

   Je m'approche alors de ce soldat encore inconnu dont l'autorité m'inquiète. La discussion s'amorce d'elle-même et au fil de celle-ci je sens mon esprit s'alléger, mes muscles se relâcher, mes organes se dénouer. Enfin je suis serein, enfin je suis rassuré, enfin je prends confiance. Cet homme que j'étais venu à estimer autant qu'à craindre n'éprouve pour moi que de l'admiration. J'apprends d'ailleurs à l'apprécier, et c'est ainsi qu'à la plus grande de mes surprises, quand nous faisons halte, j'ai un petit frère, frère que je prends légitimement sous mon aile, en faisant mon second. Je ferai de lui un officier. Je l'introduirai auprès de la noblesse. Je l'aiderai à monter les divers échelons hiérarchiques. Bien que sa personnalité soit plus bienveillante que la mienne, il marchera sur mes traces. Mais je ne comprends pourquoi tant de sympathie à son égard m'envahit. Peut-être qu'il est même comme un fils, le seul que je n'aurai jamais. Je le sais, ma laideur ne peut que rebuter les femmes. Lors des pillages, aucune d'entre elles, même sans que je ne les menace, ne s'est privée de m'en faire la remarque avec dédain et dégoût. De toute manière, le regard presque compatissant s'il n'était méprisant qu'elles me jetaient parlait de lui-même. Mais je m'y suis résolu, j'ai pris cette résolution de cesser de me lamenter sur mon triste sort. Je suis condamné, mieux vaut s'y faire, et je m'y suis fait.

   L'appel du cuistot me tire de ces profondes pensées en lesquelles j'avais plongé, ces pensées en lesquelles je me noyais jusqu'alors. C'est alors que mon estomac proteste, mon odorat m'ayant rapporté le doux fumet de ce potage que la faim me dépeint comme succulent. Je suis sur le point d'aller rejoindre le centre de l'attention quand une poigne saisit mon bras et me tire un peu plus à l'écart. Quand je tourne la tête, je comprends. Le héraut. Sans que je ne puisse dire un mot, il entame la conversation:

"— Quelle est cette histoire ? Vous auriez nommé un vulgaire soldat comme votre second!"

   Son emportement ne trahit pas cette longue pratique du parlé noble qui l'a imprégné. Je sais qu'il est inutile que je prenne la parole avant qu'il ne poursuive sa tirade, même si je sais pertinemment ce qu'il souhaite. Comme je m'y attendais, il reprend aussitôt:

"Ne suis-je votre unique appui depuis le début de votre prise de commandement ? Ne suis-je plus qualifié qu'un vulgaire soldat, un gueux extrait de la bassesse de sa condition que par les circonstances ?

  — Ça suffit, réponds-je, faisant montre d'autorité avec un ton calme mais froid. Aux dernières nouvelles, vous n'êtes qu'un héraut, porteur de missives, et non un soldat. Jamais je ne vous ai nommé, ni même laissé penser que vous serez mon sous-officier."

   Sur ces mots que je veux sans appel, je me détourne et me dirige d'un pas lent et mesuré vers le lieu des réjouissances. Si la vue de son visage doit valoir le coup d'œil, je ne me retourne pas. Je dois paraître chef. Même si cette décision me pèse. Je n'aime pas faire souffrir, mais la situation l'exigeait. Belle excuse qui me permet de me justifier cette préférence arbitraire, en laquelle la situation n'a en vérité, pas pesé. Après quelques pas, je l'entends pester dans mon dos, m'insulter d'abord, avant de me supplier, puis de nouveau m'insulter. Je ne lui en tiendrai pas rigueur, la rage a pris le pas sur sa raison. Cependant, eut-il été tout autre, j'aurai craint pour ma vie. Mais il est un lâche. Quelques heures en sa compagnie suffisent à s'en convaincre. C'est pour cela qu'il s'est arrangé pour atteindre ce poste. C'est pour cela qu'il me servait fidèlement. Un flatteur arriviste et lâche, c'est tout ce qu'il est. Mais ne le suis-je aussi ? Non, je ne suis pas lâche, et mon acharnement à rejoindre le nouveau front peut en témoigner. Je saisis alors un bol en bois, et le tends au cuisinier qui me sert une bonne portion. J'attrape une cuillère et vais m'assoir à l'écart. J'ai assez parlé tout au long de la journée, d'ailleurs ma gorge est aussi douloureuse que ma bouche sèche. Je bois une bonne rasade d'eau à ma gourde avant de commencer mon festin. Du potage. Si je commence à prendre l'habitude de manger des légumes, j'ai toujours un pincement au cœur quand je constate qu'il n'y a pas de viande. Le confort, ce luxe qui devient si indispensable avec l'habitude. Avoir amélioré mes conditions de vie ne m'aurait-il pas affaibli ? Peut-être... Et pourquoi ? Ce besoin inaltérable de surpasser mon prochain, cette quête incessante de richesses, cette addiction au "mieux" qui m'a toujours caractérisé... Au-moins ne suis-je pas de ces simplets rêvant d'un titre inaccessible, voire même, summum du ridicule, de gloire. Ma cuillère racle une dernière fois le bol en bois avant que je ne les rapporte tous deux sur l'établi de fortune du cuisinier.

Bataille [Version "mobile"]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant