Les Forêts d'Acora

XI. Dans les Arbraies

La végétation s'éclaircit peu à peu et à l'obscurité succéda une pénombre qui me permit de distinguer nettement Esval qui avançait à une vingtaine de mètres devant moi. Je pus aussi voir, juste au-dessus de moi, l'une de ces énormes plantes s'ouvrir sans un bruit, dévoilant une longue dentition dégoulinante de suc visqueux. Je dégainai mon épée pour me frayer un passage sûr. Un peu plus loin, j'entendis le Molkhott derrière qui ronchonnait en jouant de sa hache, certainement confronté lui aussi à ces fleurs disgracieuses.

Ces forêts n'étaient décidemment pas accueillantes. Bien que mes jambes me portaient encore, j'étais exténué et j'imagine que mes deux compagnons étaient eux aussi à bout de force. Il nous faudrait très bientôt trouver un endroit où monter notre camp et nous ravitailler.

À cet instant, comme pour répondre à mes pensées, une immense paroi rocheuse, dont les hauteurs disparaissaient dans l'obscurité, se dressa devant nous et nous obligea à faire halte.

Je rejoignis Esval qui examinait minutieusement la surface lisse qui ruisselait de filets d'eau. Elle avait l'aspect d'une concrétion pierreuse de type stalagmitique mais lorsque je l'observais de prés, je m'aperçus que sa texture m'était inconnue. Esval avait fermé les yeux et posé sa main à plat sur la paroi comme s'il cherchait à sentir les battements d'un cœur serti dans la pierre. Il répéta à mi-voix des mots saandkans que je pu à peine entendre puis rouvrit les yeux comme s'il s'éveillait :

— Jaadhur, Hoggar, nous y sommes. Voici l'un des douze piliers de l'une des plus anciennes Arbraies construites par mes ancêtres les Saandsvals.

— Tu veux dire que ceci est la base d'un arbre ? demandai-je en regardant aussi haut que ma vue portait.

— Oui, c'est un Quiad Mhon, ils peuvent s'élever à plus de deux-cents cinquante mètres. Ce sont des fossiles vivants. Derrière cette gangue minérale qui les protège des effets du temps, leur organisme est en vie...et bien qu'ils aient cessé de croître, ils continuent de renouveler leur feuillage et leurs branches. Ce sont des arbres immortels vénérés autrefois des anciens. Ils furent les fondements de notre civilisation. Suivez-moi, il doit y avoir un souterrain qui nous conduira à l'intérieur.

Esval avançait lentement et s'arrêtait fréquemment pour observer les environs comme s'il lisait dans la forêt une carte invisible. Au pied d'un grand tertre, formé par une racine géante de l'arbre, une cavité s'ouvrait vers un couloir qui plongeait sous terre. Nous nous frayâmes un chemin à travers les longues herbes et lianes qui obstruaient le passage. Peu à peu, la mousse qui recouvrait entièrement les parois de la galerie cédait la place à cette concrétion minérale étrange dans laquelle le Quiad Mhon avait trouvé son immortalité. Malgré la petite taille des Saandsvals, le couloir était haut et le minerai brunâtre, ciselé avec soins, était couvert de fresques et d'écritures aux traits fins et beaux à voir. Nous arrivâmes dans une salle circulaire où se perdait la lueur de la fleur que portait le Saandkan. J'allumai deux branches de bois sec et en tendis une à Hoggar.

— Par ici... regardez ! cria Esval d'une voix heureuse. Ce soir nous dormirons à la belle étoile !

Des rayons de lumière descendaient du haut d'un puis dont la circonférence était parcouru par un escalier. Bien qu'épuisés, nous commençâmes à en gravir les marches. À mi-chemin de notre ascension, les premiers rayons de soleil vinrent se poser sur nos fronts et nous redonnèrent force et courage. Une fois en haut, au bout d'un corridor, nous passâmes une embrasure en arche pour arriver sur une grande esplanade inondée de lumière.

Un vent léger, ponctué de bourrasques, venait rafraichir l'air sous un grand ciel sans nuages. Devant et autour de nous, s'offraient à notre regard les vestiges de l'incroyable cité suspendue. À perte de vue, la végétation avait envahi les ruines de pierre et de bois. L'architecture antique qui avait survécu au temps était couverte du foisonnement des feuilles argentées qui dansaient sous le soleil.