l'Oracle

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Le géant apparut entre deux montagnes, à l'insu de tous. Les deux pieds dans la vallée, l'épaule à mi-chemin du sommet de la montagne. On découvrit sa présence par hasard, l'endroit était peu habité, mais l'effervescence fut immédiate. Venant de plus en plus loin, les gens firent le voyage pour le voir, d'abord en randonnée, puis en voiture et en bus, après que l'on eut aménagé une route.

Le géant ne parlait pas, il fascinait. Il ne semblait pas voir la foule qui s'amassait à ses pieds, d'ailleurs personne ne le vit jamais baisser la tête, pas plus qu'on ne le vit s'asseoir, dormir ou manger. Il regardait la montagne en face de lui, puis le paysage alentour, jamais derrière lui. Il gardait les bras le long de son corps, les balançant à peine. Il dodelinait doucement de la tête, comme une plante sous-marine, ses grands yeux roulaient comme ceux d'un enfant débile. C'est peut-être cet air vulnérable et absent qui fit qu'il n'effraya personne. De plus, outre sa taille gigantesque, il avait à peu près une apparence normale et familière, il n'avait pas d'odeur particulière et le bleu de sa peau tirait sur le turquoise, comme chez certaines populations du nord, d'où l'on pensa un moment qu'il pouvait être originaire. La nuit, dans le silence des bêtes endormies, on entendait battre son coeur de géant. Un pulsation tranquille et puissante qui raisonnait dans la terre.

Puisqu'il ne bougeait jamais et ne faisait jamais plus d'un pas en avant ou en arrière, on avait installé des barrières de sécurité pour garder le public à distance sans le gêner. Qu'on vienne seul ou en voyage organisé, la foule à ses pieds ne cessait de grossir. Chacun campait, chantait ou se recueillait. En quelques semaines à peine, il fallut aménager l'endroit. La route fut élargie, on construisit un parking et un bâtiment pour accueillir les visiteurs avec aire de pique-nique, restaurants et boutiques de souvenir. Il avait fallu creuser la montagne d'en face pour installer la nouvelle infrastructure. Malgré tout cela, le géant ne parlait toujours pas et ne semblait pas réagir à ce qui se passait autour de lui ni aux changements qu'il provoquait. Son silence et son air absent avaient fini par provoquer une vague mystique. Une créature si grande et si mystérieuse ne pouvait être qu'en communion (et pourquoi pas en communication) avec l'univers. Quelqu'un eut l'idée de recycler la roche qu'on avait enlevé à la montagne. Les pierres furent taillées en forme de petites boules, toutes de la même taille, faciles à tenir dans la main quel que soit l'âge de la personne. Elles furent ensuite vendues dans un petit kit qui incluait une feuille de papier, un bout de ficelle assez long pour s'enrouler deux fois autour du caillou et noué, et un stylo. Les visiteurs superstitieux furent invités à écrire une question à l'intention du géant. Ce qui était écrit, bien sûr, était secret et anonyme. Personne ne signait, ni n'était tenu de révéler la teneur de son message. Il s'avéra que les questions couvraient à peu près tous les domaines, du spirituel au personnel. Une fois la question écrite, on enroulait le papier autour de la pierre et on l'attachait avec la ficelle fournie. Le tout devait être lancé aux pieds du géant, par dessus la barrière de sécurité.

La hauteur du tas le long des barrières finit par poser problème, il fallut construire des estrades, pour pouvoir lancer depuis plus haut, plus loin, par dessus les barrières. Très vite, on décida de financer un viaduc qui s'arrêterait au milieu de la vallée, contre le géant, au niveau de sa hanche. On pourrait ainsi couvrir une plus grande surface autour de lui, tout en permettant aux visiteurs de s'approcher encore plus près du géant et surtout de mieux voir son visage. On creusa un peu plus haut sur la montagne d'en face. Au parking et aux boutiques fut ajouté un chemin bétonné et sécurisé, praticable par les handicapés, assez large pour accueillir la foule sans qu'on s'y sente oppressé. Il zigzaguait entre les arbres, de plus en plus près de la falaise puis au-delà du panorama déjà aménagé avec des jumelles à pièces, et débouchait sur le nouveau pont.

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