VII

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La brume avait recouvert l'horizon, effaçant du paysage toute forme distincte. Tout était devenu difforme et grisâtre, et le ciel avait laissé place à un ensemble vide recouvert d'une épaisse couche de désillusion.
En ce matin même, les yeux de Seiji étaient tout autant brumeux. Un épais nuage sombre semblait planer au-dessus de sa tête, annonçant déjà son sort. Seiji avait pris la résolution de reprendre un rythme de vie normal, mais ne se sentait pas prêt pour les jours à venir, il redoutait plus que tout l'avenir, aujourd'hui même plus que jamais. Ce n'était qu'un rendez-vous amical, ou du moins ce qui s'en approchait, mais il avait le sentiment que sa vie aurait pu se jouer à cet instant. Quand on y pense, un licenciement peut être, certes, douloureux et difficile à surmonter, mais quand on fait un choix au détriment d'un autre, il suffit de prier pour que l'autre nous fasse remonter la pente. Voilà ce qui faisait quelque peu paniquer Seiji. En une nuit, il avait réalisé l'existence d'un nouvel élément défavorable et de nouveaux doutes s'étaient emparé de sa raison. Seiji espérait, il priait pour que cette soirée soit mémorable, dans un sens positif.

Debout devant la machine à café, les yeux fermés, une odeur amère s'était glissée dans ses narines et attisait sa faim. Il s'installa sur un siège de bar, à gauche de celui qu'il avait occupé la veille, en face du reste de la cuisine. Aujourd'hui encore, Tokyo semblait bien calme, en sirotant sa tasse, il laissa son attention se porter sur le silence qui planait dans l'appartement et au-delà. La circulation semblait s'être arrêtée et les disputes des voisins du dessus avaient cessé. Le mari était-il venu à bout de la mégère ? Seiji laissa échapper un petit sourire en imaginant la police débarquer dans son immeuble, mais il devait bien reconnaître que les chances étaient infimes. Le jeune homme remarqua à sa gauche le roman qu'il n'avait plus touché depuis déjà quelques jours. Ce livre avait occupé tant d'heures d'ennui dans le métro, qu'aujourd'hui il rappelait beaucoup trop son travail au jeune homme, il l'avait donc laissé de côté le temps de faire la part des choses. Il se pencha et l'attrapa avant de le ramener vers lui. Son marque page était encore à la même place, Seiji avait presque l'impression de redécouvrir un fragment de son passé, des vestiges de son ancienne vie. Il relut quelques lignes avant de reposer le livre à côté de lui. C'était à se demander comment avait-il pu trouver, ne serait-ce qu'un instant, l'histoire intéressante. Ou peut-être était-ce tout simplement cette page qui ne l'était pas. Mais ce ne devait pas être la première fois qu'il la lisait, pourtant cette fois, tout avait perdu de son mordant, l'histoire était devenue fade et sans intérêt.

Seiji se leva et reprit calmement son train de vie, sans trop se presser, ni même se poser la moindre question. Ça n'était pas le moment de remettre en cause quoi que ce soit, il devait se concentrer sur la soirée qu'il était sur le point de vivre. Dans sa chambre, il ouvrit son semblant de dressing en grand, laissant apparaître tous ses costumes. Pour la plupart des costumes sombres, adaptés pour le travail en entreprise, mais il ignorait s'ils pouvaient s'accommoder à une soirée entre amis. Il lui semblait vaguement que le restaurant où il devait se rendre était un petit restaurant traditionnel, et même s'il était justement petit, sa réputation n'en était pas moins mauvaise, il se devait au moins de faire un effort vestimentaire. Après maintes réflexions, quoi qu'inutiles, il opta pour son costume fétiche. Ce dernier semblait lui avoir toujours apporté de bonnes choses, ce devait donc être, par expérience, une valeur sûre. Bien qu'il fut simple, c'était un costume bien taillé qui épousait parfaitement les formes du jeune homme. S'il était des choses qui ne devaient plus laisser l'ombre d'un doute, ce choix devait en être une.

Face à son miroir, il arrangea ses cheveux et refit le nœud de sa cravate. Plus pointilleux que jamais, Seiji ne se serait satisfait d'une apparence convenable, un pli sur sa chemise, un ourlet plus court que l'autre, rien n'aurait échappé à sa vigilance. Il brossa une dernière fois sa veste de costume avant de relâcher ses bras. Ses yeux observèrent attentivement le reflet dans la glace. Chaque détail prenait une dimension astronomique, il aurait profondément aimé ne pas avoir à se soucier de tout cela, mais il s'imaginait ridicule à côté de Sawada, tellement pathétique que l'angoisse lui avait noué l'estomac. Ce n'était pas sans appréhension qu'il ferma la porte de son appartement et quitta son immeuble. La nuit était déjà tombée et le froid avait vite fait de plonger Tokyo sous une nuée de flocons.

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