TOBBIE.

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Au risque de vous surprendre, je voudrais vous raconter ce truc incroyable qui m'est arrivé l'année dernière.

A la terrasse d'une brasserie, accaparée par l'ultime tome de la saga Twilight, elle ne levait les yeux qu'aux trois premières notes de "Call me maybe", sa sonnerie du moment. Comme seule compagne, l'odeur d'un petit crème que le serveur venait de déposer à ses côtés. D'un geste automatique, elle effleura l'écran. A la lecture du "J'arrive, finis ton café ;) ", elle referma son livre et se dirigea vers le plan détaillé de la galerie marchande, leur point de rendez-vous.

Depuis trois ans, les deux amies s'y retrouvaient le dernier samedi des soldes d'hiver. Le lycée terminé, des filières scolaires différentes les avaient éloignées. Maud étudiait aux Beaux - arts de Paris et Charlotte à la faculté de droit de Rouen.

Les boutiques des Quatre Temps n'allaient pas tarder à ouvrir. En devanture, les articles printaniers impeccablement pliés, narguaient de leurs couleurs chaudes et chatoyantes les derniers survivants de l'hiver. C'est à la recherche de ceux-ci que les deux filles, réunies le temps d'une journée, allaient s'activer.

On venait de m'installer à quelques pas de l'entrée, près de la fenêtre. A proximité se trouvaient un beau brun et un petit noir. Maud et Charlotte sont entrées. Après une légère hésitation, les yeux de Maud se sont attardés sur moi. Pourquoi n'est-elle pas repartie avec le beau brun à l'allure sportive ? Je ne l'appris que plus tard. Charlotte, elle, ne se laissa pas séduire par le petit noir à l'allure branchée, malgré l'insistance de son amie. Emballé par ce coup de foudre, je me suis laissé emporter par les mains de Maud, qui ne m'ont plus lâché de la journée.

Après le départ de Charlotte, Maud est rentrée en banlieue. Elle a retrouvé sa mère, n'a rien dit. Elle est montée dans sa chambre, a appelé Judith, son amie et confidente depuis la maternelle. Elle a parlé de l'autre, de mon côté plus raffiné. Élégant est le terme qu'elle a employé. Le teint, la douceur de ma peau légèrement tannée, l'avaient fait craquer. Judith avait hâte de me voir. L'attente ne serait que de courte durée, les deux filles se retrouvant le soir chez un ami, pour un Karaoké géant. Pour l'occasion, elle assortit sa robe aux nuances de bleu que je portais.

Cette sortie fut la première d'une longue série. Nous avons sauté, dansé. Nous nous sommes trémoussés aux rythmes de sons endiablés. Toute la soirée, je l'ai guidée, j'ai pris soin de ses pas. Judith me trouvait à son goût quoiqu'un peu trop haut pour elle. Pendant six mois, je l'ai accompagnée à l'école, en balade, aux musées, au ciné ... La piscine aura été le seul endroit non partagé, l'eau ne m'étant pas recommandé.

Rien durant ces six mois ne présageait sa décision. Sauf ... peut-être ... ce geste maladroit qui faillit courir à ma perte, juste avant notre sortie cinéma. Un élan de gourmandise, une envie de glace juste avant la séance et "splash !" l'incident. Ce n'était pourtant qu'une minuscule tache de fraise. On la voyait à peine. Maud s'en voulait. Plus jamais, elle n'oserait sortir avec moi. C'est à ce moment qu'une mamie, experte en kleenex, fit disparaître d'un geste sûr et délicat, l'éclat de rose qui s'était accidentellement posé sur moi.

J'eus moins de chance avec Tobbie. Maud tomba sous le charme dès qu'elle fit sa connaissance. Yeux couleur noisette, regard doux, coquin parfois, le beige lui allait à ravir. Si j'avais pu, j'aurais dit au frère de Maud à quel point je l'avais haï. Pourquoi l'avait-il amené à la maison ? Pourquoi avait-il choisi le jour de l'anniversaire de sa sœur pour lui présenter le fameux Tobbie dont on n'avait jamais entendu parler ? Très vite, une forme de complicité s'installa entre-eux et ce soir-là, elle m'oublia. Tobbie pris beaucoup de plaisir à me taquiner. J'étais dévasté, déchiré. Je n'étais plus qu'une épave.

Lorsqu'elle me vit le matin, mon état la peina. Puis il arriva. Queue frétillante, il bondit sur elle, la lécha. Le gronder ? A quoi bon, ce n'était qu'un chiot ! Elle me ramassa, passa une dernière fois la main sur mon cuir doux et souple et puis ... "Clap !" d'un seul coup, sur moi, le couvercle se referma. Elle m'avait laissé tombé.

Quelques minutes plus tard, j'étais déversé dans l'énorme benne du camion à ordures. Je n'avais plus qu'à être recyclé, ma vie de chaussure était terminée. On me nomme aujourd'hui "ISOLANT DE PORTIÈRE ÉCOLOGIQUE" et ma nouvelle vie, c'est à bord d'une élégante berline que je l'aborde.

TobbieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant