Chapitre QUATRE - Je ne sais pas

76 16 17
                                    

Partie II

Oups ! Cette image n'est pas conforme à nos directives de contenu. Afin de continuer la publication, veuillez la retirer ou mettre en ligne une autre image.

Partie II

Le temps s'arrête.

Pendant quelques secondes, le temps qu'un souffle expire, tous se figent et regardent, le dos droit et tendu et appréhensif, les lèvres mortes sur une dernière pensée, ils restent ainsi, les bras ballants, ignorant quoi faire ou ne comprenant pas tout de suite la situation. Telles des statues de glace. Puis tout reprend. Puis comme si on était tous plongés dans l'eau, avec une extrême lenteur, les têtes se tournent. Les cheveux volent. Les yeux s'écarquillent. Les voix renaissent et crient une peur soudaine. Les éclairs métalliques des épées m'aveuglent. Le bruit du métal qui s'entrechoque m'assourdit. De plus en plus vite, les corps se heurtent. Des inconnus accourent. Des cris fusent. Le sang gicle. La douleur l'emporte. La neige s'efface. Le froid disparait. La forêt. Le ciel. La panique domine.

Je ne respire plus.

La peur me cloue sur place. Je suis incapable de bouger. Incapable de courir. Incapable de faire quoi que ce soit. Devant mes yeux, une guerre éclate et la mort, sur toute sa splendeur, s'installe et domine la clairière. La neige se tâche de rouge, soutenant un ballet de corps qui s'emmêlent et se chevauchent, sur une musique d'agonie.

Et la terreur monte, s'installe, m'étrangle. Je dois me cacher. Je dois courir. Je dois bouger. En vain. Je ne peux pas. Je suis incapable de détacher mon regard. Le propriétaire de mon manteau tombe à genoux. Une figure féminine le domine, le dos arqué, elle s'apprête à la transpercer de sa lance. Son masque bleu et blanc le fixe, et attend. Attend. Attend. Une profonde inspiration. Puis ses muscles se relâchent.

Un autre hurlement s'ajoute à la symphonie.

Tout d'un coup, on m'agrippe. Des longs doigts s'enroulent autour de mon bras, me pincent, me serrent. Je tourne un visage embrasé vers un prince indifférent, mes lèvres semblent remuer, des mots me tourmentent et ma voix s'agite, je sors enfin de ma torpeur. Mais il ne me regarde pas. Mais il me pousse nonchalamment sur le côté, me lâche, se lance et disparaît dans cette mer rouge. Toute trace de lui s'est effacée.

Je déglutis.

Secoue la tête.

Serre les poings.

Je suis forte, je suis forte, je suis forte. Je me répète ces trois mots encore et encore, m'y accroche et les serre comme s'il s'agissait d'une prière ou d'un vœu à peine murmuré. Je me redresse, gonfle mes poumons d'un air glacial et force mes jambes à bouger.

Je cours.

Sans savoir où aller et sans m'en soucier, je cours, aussi vite que possible, le plus loin possible, avec la gorge en feu et la poitrine mutilée, j'accélère. J'accélère. J'accélère. Aveugle et sourde, je déambule parmi les troncs de glace, me heurte contre des corps immobiles, trébuche, ne manque de tomber à plusieurs reprises et, bientôt pliée en deux, bientôt à bout de souffle, bientôt m'étouffant avec une langue affreusement sèche, je m'arrête enfin.

L'adrénaline m'ayant complétement quittée, complétement vidée, je me retrouve à genoux, la tête enfouie dans mes mains. Ignorant la glace qui blesse ma peau. Des frissons me parcourent. Des hauts-le cœur me font trembler et je me courbe, mon dos se courbe, mes lèvres s'entrouvrent et mon estomac rend tout son maigre contenu.

Je suis à bout de forces.

Mes yeux pleurent alors que je me décale sur le côté, rampant tant bien que mal sur cette neige de cristal. Mes mains s'ouvrent, mes doigts attrapent le manteau qui pèse, trop grand, sur mes épaules. Je le remonte, l'enroule, me recroqueville et soupire, en remercie le Ciel et ferme les yeux.

Le vent souffle, fort, insistant. Le vent souffle et s'affole autour de moi.

Les cris ne sont plus qu'un lointain souvenir. L'odeur du sang a complètement disparu. Mais la peur demeure, encore et toujours, m'agace et m'empoisonne alors que j'invoque le repos. J'inspire. Expire, essaye de me calmer. Et pense à ma famille, pense à ma maison. Les images se succèdent derrière mes paupières closes. Ma mère, ma tante, ma cousine, mon petit ami. Ils apparaissent tous et m'abandonnent dans une danse fugace et incompréhensibles, et leurs voix résonnent, leurs rires éclatent. Mes derniers souvenirs, la fête d'Alexia semblent remonter à si loin, comme si un siècle écarte les deux événements. Ou comme s'ils n'ont jamais existé. Mon passé semble être un rêve, mon présent en est la réalité. Comme si je viens de me réveiller, enfin, après des longues années de sommeil. Tout semble si confus, si emmêlé. Le réel et l'irréel n'ont plus de frontière, et mon identité se retrouve dissoute. Qui suis-je vraiment ?, je me retrouve à me demander. Pourquoi suis-je celle à avoir été emportée ?, je me retrouve à chercher.

Ma gorge se serre. La tristesse me poignarde le cœur.

Derrière ce masque de brouillard, mes souvenirs me tourment. Ma maison me manque, la chaleur qu'on pouvait y éprouver en rentrant le soir, après une longue journée de travail acharné. Le plaisir qu'on pouvait y ressentir, lorsqu'une odeur de nourriture venait chatouiller des narines affamées, puis ma mère, toujours fidèle à elle-même, stricte et à cheval sur les traditions et les règlements, elle m'attendait avec cet air pincé. J'entends encore sa voix agacée surgir, m'interroger, les poings solidement posés sur ses hanches : « Où étais-tu passée, jeune fille ?

― J'étais avec des amis, je répondais rapidement.

― Des amis ?, sa voix raillait.

Elle haussait un sourcil.

D'accord, un ami. Un petit ami».

Elle secouait la tête, l'air réprobateur. Une main dans ses cheveux, le regard fugace, les traits soudainement attristés, elle rétorquait quelque chose, une réplique à peine lancée à travers ses lèvres mordillées. Mais elle n'insistait pas. Elle n'insistait jamais.

Je soupire.

Mes muscles se lâchent peu à peu.

Je soupire.

Le sommeil me guette à présent.

Je soupire.

Un craquement lointain résonne soudain.

Je sursaute.

Mes yeux s'ouvrent, papillonnent et se plissent. Le vent souffle, encore et toujours, soulevant la neige dans un éternel tourment. Je cherche, confusément, la peur se faisant de nouveau sentir et remuant mes entrailles, je cherche la source de ce bruit dans le blanc interminable. Un mouvement. Quelque chose bouge, au loin. Un frémissement. Une hésitation fugace mais on cède. On s'approche. Le ventre collé au sol.

Il m'a fallu plusieurs secondes pour comprendre. Pour le voir clairement. Un corps minuscule mais scintillant, fait de poussière d'étoiles s'est approché de moi. Les oreilles tendues, curieuses, ses grands yeux d'un bleu céleste me fixant, il a tendu son museau, ses moustaches en tremblant.

Un lapin.

De neige.

Un lapin fait de neige, j'ai compris. Mon cœur en a tressaillit et un émerveillement enfantin m'a fait sourire. Fascinée, j'ai tendu la main, mes doigts avides cherchant à le toucher. Il a hésité encore, m'a regardé, m'a observé, s'est figé. Je me suis penchée. Il a reculé. Au dernier moment, il s'est enfui. Clopinant dans la neige, disparaissant dans ce blanc magique, devenant rapidement une illusion enlevée par le vent.

Une autre rafale m'enveloppe.

Je ferme les yeux, me recroqueville, attend.

Puis je l'ai senti.

Mon cœur. Ma nuque. Mon corps.

Tout est en feu. 

Et ma peau embrasée s'est illuminée. 

MAUDITEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant