Juin 1101
Ce soir-là, Bruna et son grand-père réparaient des paniers, assis à l'ombre de la pierre. Le soleil commençait à décliner et l'ombre s' allongeait démesurément, jusqu'à recouvrir la petite bergerie aux murs de pierres sèches adossée à la montagne.
- Tu verras, dit le ciel Aloïs. Le matin de la Saint- Jean, le soleil se lèvera exactement face à elle.
Bruna connaissait par coeur l'histoire de la pierre.
Mais elle ne se lassait pas d'écouter l'ancien à la barbe blanche la conter, tandis que ses doigts habiles entrelaçaient les brins d'osier.
La pierre était un bloc vaguement rectangulaire, haut comme deux hommes. Même Grand-Père ne savait pas depuis combien de temps elle était là, plantée dans le sol aride de cette montagne battue par les vents. Mais ce dont il était sûr, c'est que des hommes sages et savants l'y avaient élevée pour rendre hommage au soleil.
- Si tu écoutes, tu l'entendras respirer, ajouta-t-il, ses yeux bleus pétillant dans son visage buriné.
Ils se turent, l'oreille tendue. Le vent sifflait en glissant le long de la pierre. Le cri d'un aigle se répercutait sur la montagne désolée.
- Bruna!
La jeune fille se redressa, le coeur battant. Son frère Pierre, pieds nus, devalait les rochers avec ses chèvres. Les pans de sa chemises trouée claquaient autour de lui.
- Grand-Père! Bruna! Marraine est ici!
En deux enjambées, le garçon les avait rejoints.
Bruna et lui avaient la même peau mâte, les mêmes épais cheveux bruns et de grands yeux noirs. Ceux de Pierre brillaient d'excitation.
- Elle arrive par le chemin de la combe.L'étroit sentier muletier rejoignait la petite bergerie en serpentant à flanc de montagne. Une jeune femme y progressait d'un pas sûr, sans prendre la peine de retenir ses jupes qui gonflaient et claquaient autour d'elle.
- C'est bien Annette, sourit Aloïs. En quel honneur recevons-nous cette visite?
- Je viens pour une affaire de toute première importance, répliqua la jeune femme.
Ses cheveux étaient dissimulés sous un long voile blanc et ses vêtements sentaient la lavande.
Annette avait toujours été coquette et d'humeur taquine.
- Bon père Aloïs! S'écria-t-elle. Quel bonheur de vous revoir, aussi vaillant malgré l'âge!
- C'est un bonheur pour nous aussi, insolente! Rétorqua le veil homme en fronçant les sourcils.
Annette éclata de rire. Elle avait apporté un fichu pour Bruna, un petit couteau pour Pierre et un chapeau de cuir pour Aloïs.
- Comment vont les affaires? S'enquit-elle tandis que Bruna servait un vol de lait de chèvre et une tranche de pain noir avec du sel dans l'unique pièce de la bergerie.
- Tu sais bien que je soigne les gens sans rien demander en retour, répliqua Aloïs.
- Mais ils savent se montrer généreux, dit Annette en avisant un dernier posé sur la huche.
La veille, un jeune chevalier s'était présenté à la bergerie. Il était blessé à la jambe. Il avait demandé à voir Aloïs le Guérisseur et le vieil homme l'avait soigné sans posé de questions. En partant, il avait laissé une pleine poignée de deniers.
- Et toi, Bruna, connais-tu des remèdes? Demanda brusquement Annette.
- Oui, un peu, admit Bruna. Grand Père m'a appris à reconnaître les plantes qui soignent.
- C'est une bonne chose, se réjouit la jeune femme. Le seigneur de Roquemaure appréciera.
Pierre et Bruna la dévisagèrent, interdits.
- Que veux-tu dire ? demanda lentement Alois.
Annette but une longue gorgé de lait avant de répondre.
- Je dis que le sieu Bernard appréciera, car Bruna va rentrer avec moi à Roquemaure. Une place l'attend au châteaux.
Un silence hébété tomba sur la pièce. Pierre fixait Annette, bouche bée, et Bruna se dit qu'Annette plaisantait encore. Mais la jeune femme releva la tête et les dévisagea l'un après l'autre d'un air grave. Quand son regard rencontra celui d'Aloïs, celui-ci croisa les bras sur la table et dit calmement :
-Ainsi, tu décides de la vie de Bruna ?
-Je suis sa marraine, rétorqua Annette. J'ai des droits. Bruna a quinze ans. Il est temps de songer à la marier.
-Annette !
Le vieil homme avait haussé le ton. Son visage avait pâli et ses yeux rieurs étaient devenus d'un bleu froid.
-Bruna saura très bien choisir son mari le moment venu.
-Choisir ? s'exclama la jeune femme.
Elle parti d'un grand rire.
- Vous n'allez pas le faire croire que vous voulez lui faire faire un mariage d'amour?
-Et pourquoi pas ?
-On ne se mari pas par amour ! coupa sèchement Annette.
Bruna se mordit ses lèvres pour ne pas rire, songeant que sa marraine devait certainement penser à son propre mariage avec un boulanger-pâtissier aussi mollasson et taciturne qu'elle était vive et bavarde. Le père d'Annette possédait un four et, n'ayant eu qu'une fille, tenait à s' assurer que son commerce survivrait à sa mort. Annette avait épousé Robert à l'âge de douze ans. La seule fois où il était venu à la bergerie, il s'était endormi devant l'âtre, les mains croisées sur son gros ventre, pendant qu'Annette parlait, intarissable.
-Un mariage d'amour, reprit Alois. C'est ce que Pierre et Marie voulaient pour les enfants.
-Mais Pierre et Marie ne sont plus là, objecta Annette.
Il y eut un silence. Bruna porta furtivement la main à son cou. La petite croix en bois était là, cachée dans le col de sa chemise.
Cinq ans auparavant, ses parents et quelques habitants du village voisin de Peyrefitte étaient partis à pied pour Jérusalem. Le pape Urbain II avait appelé à la Croisade de tous les chrétiens. Il fallait reprendre la Terre sainte aux musulmans. Les années avaient passé. Un jour de printemps, Grégoire le Barbu était apparu sur le chemin de la combe. Il marchait lentement, son corps amaigri à peine vêtu, ses pieds enveloppés dans des chiffons. Dans sa main, Bruna avait reconnu le pendentif que sa mère portait toujours autour du cou. La route vers Jérusalem, à travers des pays sauvages et lointains, avait duré des mois. Le groupe avait été attaqué et dépouille pas des brigands, il avait souffert du froid, de la faim et de la soif. Pierre et Marie d'Aloïs étaient morts d'épuisement aux portes de Jérusalem, avant d'avoir vu sa reconquête. Grégoire le Barbu était revenu avec pour seul souvenir la petite croix de Marie, et c'était Bruna qui la portait désormais.
- Pierre et Marie ne sont plus là, c'est vrai, répondit Grand-père. Mais je suis de leur avis.
Annette haussa les épaules.
- Peu importe. Ce n'est pas ici, à cinq lieues du premier village, que Bruna trouvera un époux. J'ai parlé d'elle au sieu de Roquemaure. Il est disposé à la prendre à son service aux cuisines du château. Elle y rencontrera du monde.
- C'est à Bruna de décider, dit Aloïs.
- Bruna, souffla Pierre, interloqué, tu vas partir à Roquemaure?
Bruna jeta un œil ver son grand-père. Il souriait.
Savait-il qu'elle s'asseyait souvent sur la montagne du côté qui surplombait la route de Peyrefitte, pour guetter les voyageurs? De jeunes hommes passaient à pied ou à cheval, fringants sur leurs belles montures. Parfois des dames les accompagnaient. Elle les regardait et elle rêvait. Elle était une de ces belles dames qu'un chevalier emmenait dans un château lointain et mystérieux.À suivre...
Le chapitre 1 n'est pas terminé. 😅

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Le crime de la pierre levée
AdventureJuin 1101. Bruna quitte son village natal pour travailler aux cuisines du château de Roquemaure. Très vite, elle apprend que la jeune fille qu'elle remplace a été découverte morte, dévorée par les loups, à la lisière des bois de la Pierre levée. Qui...