CORNEMONT

SCÈNE 1 : TEMPS MODERNES - L'HÔTEL DE VILLE

Une vaste salle de réception avec lustre, chandeliers muraux, lambris et tapis. Au centre, une estrade supportant une tribune avec micro, occupée par Mme NAGUÈRE, et surmontée, au mur, d'un écusson frappé aux armoiries de Cornemont : des champignons blancs sur fond bleu.

Face à elle, une douzaine d'invités élégamment vêtus, flûtes de champagne à la main, ébaubis.

Au fond à droite, un escalier d'honneur avec tapis rouge menant vers une autre salle.

A gauche, une haute porte voûtée, fermée.

La scène s'ouvre dans un tonnerre d'applaudissements, au terme desquels Mme NAGUÈRE prend la parole.

MME NAGUÈRE

... merci, merci à vous, mes chers concitoyens. Mais ce n'est pas pour discuter mousseux et grands crus que je vous ai conviés ici ce soir. Si nous sommes rassemblés en ce lieu, c'est surtout pour rendre hommage à un Cornemontais d'exception, qui a tant apporté à notre municipalité tout au long de sa vie incroyablement riche. Un homme dont les racines, antédiluviennes pour le moins, plongent jusqu'aux sources mêmes de notre communauté, car il s'agit, avons-nous besoin de le rappeler, du dernier descendant légitime en date du légendaire Léüse, premier Duc et fondateur de notre belle ville de Cornemont. Son héritier en droite ligne, donc, mais aussi le héraut qui a su porter notre nom sur la scène internationale, en faisant fructifier la fabuleuse découverte que fit son père, il y a près de soixante-dix ans. Car c'est son père, Raymond, Duc de Cornemont, qui ouvrit par hasard l'entrée des grottes champignonnières qui ont depuis fait notre renom, et dont le symbole est devenu l'emblème de notre ville.

(elle montre les armoiries sur le mur dans un murmure d'approbation)

Ces grottes qui s'étendent, Mesdames et Messieurs, jusque sous vos pieds, et constituent l'essentiel du sous-sol de notre hôtel de ville.

(grommellement d'étonnement collectif)

Cet homme qui, de sa seule main, si ce n'est des deux, a bâti et fait prospérer l'empire des champignons Cornemont, aujourd'hui réputé dans le monde entier, cet homme qui porte aussi le titre actuel de Duc de Cornemont, est-il encore besoin de le présenter ? Je vous prie maintenant, Mesdames et Messieurs, et quelles que puissent être vos opinions à son sujet, de bien vouloir faire un accueil chaleureux à notre estimé confrère, le Duc Edmond de Cornemont !

(ledit Duc gravit l'estrade sous une déferlante d'applaudissements)

EDMOND

Merci, merci à tous. Et particulièrement à vous, Mme la Maire...

MME NAGUÈRE

Le Maire, s'il vous plaît.

EDMOND

Ah oui, j'oubliais que vous n'aviez pas d'enfants, chère Laurence. En tout cas, merci à vous pour cette introduction aussi élogieuse que scrupuleusement exacte. Mais trêve de bavardages, je serai bref. Quand mon regretté père, à son retour de la guerre, a mis au jour le luxuriant dédale de nos champignonnières, je n'étais moi-même pas encore de ce monde. Le brave homme, comprenant tout de suite le potentiel hallucinant de cette spongieuse caverne d'Ali Baba, a immédiatement pris conscience de la tâche qui lui incombait : faire fructifier le fabuleux héritage souterrain de notre belle ville de Cornemont avant que les Quarante Voleurs ne débarquent pour se l'accaparer.

(rires convenus)

La nuit où il goûta le premier champignon a été pour lui comme une révélation. Il a su, dès cet instant, qu'il devrait consacrer le restant de ses jours à cultiver et à promouvoir ce formidable patrimoine qui, grâce à ses efforts, est aujourd'hui le nôtre. En élevant les champignons Cornemont au rang de marque mondialement reconnue, je n'ai moi-même fait que suivre la voie qu'il m'a tracée, et poursuivre l'œuvre qui fut celle de sa vie. Mon mérite personnel dans cette affaire est sans conteste dérisoire. Je suis simplement heureux et fier de contribuer au rayonnement de notre petite commune, rayonnement qui dépasse aujourd'hui largement nos frontières territoriales. Aussi, content d'avoir pu apporter ma pierre à ce grandiose édifice que nous construisons chaque jour ensemble, ce n'est pas sans rougir, car j'en suis bien indigne, Mesdames et Messieurs, que j'accepte le présent qui m'est fait aujourd'hui. Si l'idée de voir prochainement une statue à mon effigie érigée sur la place de l'hôtel de ville me comble, ce n'est pas tant du fait d'un orgueil déplacé que parce que j'y vois la reconnaissance d'une ville au bonheur de laquelle j'ai voué tant d'efforts.