L'homme de ma vie.

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     Ce matin-là était un vendredi. Je venais de m'engouffrer dans le métro A, comme chaque matin et soir depuis le début de l'année scolaire. Les écouteurs vissés aux oreilles, je laissais le brouhaha mondain se planquer derrière je ne sais quel instrumental, quelles paroles, quelle voix. Comme toujours. Puisque je hais les gens. Les vieux qui me regardent de haut et qui pensent bien trop fort que mes habits ne sont pas corrects, les jeunes adultes friquées qui scrutent mon sac à 10 euros d'un air dégoûté, les femme qui me lorgnent puisque je ne suis pas assez bien face à elle, j'en vois de toutes les couleurs, de tous les âges, de tous les milieux, qui me lorgnent avec un air avide de ma banalité. Je déteste ça. J'aime être banale et SEULE, de mon côté.

     Mais ce matin là, il n'y a eu aucun contact, je suis restée seule. La musique devait être un peu forte, et je devais sentir le jus d'orange et l'anti-transpirant, quand j'ai rencontré  l'homme de ma vie. A ce moment, j'étais heureuse d'avoir ma manie de passer une heure sur mes cheveux, mon maquillage et mes vêtements chaque matin. Puisque cet homme m'a regardé. D'abord furtivement, puis me voyant l'imiter, il m'a fixé de son œil noir, dont l'alter-ego était dissimulé derrière ses boucles rondes, soyeuses et noires elles aussi. Nous étions tous les deux tournés vers les portes de sorties, et je le fixait dans la vitre. Si je m'étais arrêté à sa bouche, je n'aurais pas su que c'était l'homme de ma vie. Il était grand, mince, converses noires, jean délavé et troué noir, perfecto râpé noir sur un t-shirt en col V noir, des lèvres épaisses et rosées, une peau à l'air de velours, un peu brune, les creux sous ses fossettes apparaissant noirs. Ce qui m'a marqué c'est son regard si fort, intense, qui a fait bouillir tout le sang de mon corps, jusqu'aux capillaires du bout de mes doigts tandis qu'une flamme glacée me transperçait lentement la poitrine. 

     La terre avait arrêté de tourner  et je le détaillais, son œil à la magnificence froide. J'étais seule face à un fantôme dans une vitre sale, et j'étais folle amoureuse de l'homme de ma vie. Mais comment je pourrais décrire, cet air doux et féroce, blessé et indifférent, enjoué et maussade. C'était juste du noir, et plein de petits traits qui trahissaient la peine de l'humanité toute entière. Des micro-coupures, des cils, d'infimes différences de couleurs floutées sur le verre, orangé par les néons du wagon. 

Est ce que lui me regardait comme moi?

Il me fixe là?

Nos esprits ont l'air tellement perméables...

Il est imperturbable!

Je ne lui paraissait pas banale à en crever?

J'aime sa manière de me scruter.

Est-ce qu'il voyait tout autant dans mes yeux que moi?

Il ne me gêne même pas.

Ses pupilles ne s'attardaient pas sur mon corps.

Il me regarde encore...

J'aurais du aller lui parler.

Je dois lui parler!


     Le metro s'est arrêté, nous sommes descendus en nous jetant un dernier regard, collision cette fois directe de mon vert délavé et jauni avec son noir pur. Mes tempes ont bourdonné jusqu'à ce que la musique suivante se lance. Mes battement de cœur ont recommencé, la parenthèse s'est clause, la terre s'est remise a tourner.

     Pour la première fois, j'avais rencontré un homme qui m'avait fait me sentir moi, unique, seule et pourtant folle, folle amoureuse. Rien que son œillade froide et calme, concentrée dans la mienne, m'a suffit à le savoir homme de ma vie.

     Ce matin-là était un vendredi. Je venais de sortir du metro A et j'aurais voulu danser la valse avec mon inconnu, embrasser son front, dégager doucement ses boucles noires, embrasser mille fois ses lèvres roses, mais j'étais seule, les palpitations de mes veines se raréfiant. Et je me suis assise pour attendre mon tramway. Et je ne l'ai plus jamais revu. Et je ne le reverrais jamais. Mais c'est l'homme de ma vie.



"L'homme de ma vie"Où les histoires vivent. Découvrez maintenant