Huit cents larmes

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La pluie tombait sur elle, partout sur son corps. L'eau coulait sur ses joues et se mêlait à ses larmes salées. Elle n'avait pas de parapluie, pas de veste, pas de chaussures. Elle était couchée au milieu de la route et attendait.

Cela faisait déjà 4 heures.

Elle ne pouvait pas se lever. Elle n'en avait pas la force. Ses jambes l'ont abandonné. Son esprit l'a abandonné. Son cœur l'a abandonné, lui aussi. Elle était couchée là, toute seule. Elle pourrissait. Des objets métalliques lui transperçaient la poitrine et le bas du dos. Elle avait mal. Personne ne venait à son secours.

Elle ne se rappelait de rien mis à part le doux visage de sa mère. C'était la première personne qu'elle a vu en venant au monde. Mais ce sera aussi la dernière.

Plus tôt dans la journée elle était chez elle, au chaud. En fait, elle ne savait pas ce qui lui a pris de sortir. Cela faisait plusieurs mois qu'il ne s'était rien passé dans sa vie.

Elle a regardé devant elle, sur l'asphalte elle pouvait voir son acte de naissance. Emily Cares. "Alors c'est ainsi qu'ils m'ont appelé", - a-t-elle pensé. Mais, contrairement à son nom de famille, personne ne se souciait d'elle.

Elle n'était rien de plus qu'une femme parmi des milliards.

Elle n'a jamais eu d'amis, elle n'a pas eu assez de temps. Elle n'a jamais eu de boulot, trop jeune pour en avoir un. Elle pensait avoir reçu le don de la vie, mais elle n'était qu'un fardeau pour sa famille. Inutile, comme ses sœurs.

Humiliée avant même de savoir ce que ce mot signifiait, elle n'était pas la seule à l'être ce soir. Elle savait, elle sentait, qu'une autre Emily était couchée quelque part, dans une fosse, dans un champ, dans une poubelle. Il y avait des milliers d'Emilys jetées dans la nature au même moment qu'elle, leur nombre s'agrandissait de jour en jour.

Il y avait beaucoup de choses qu'elle aurait voulu voir, à condition d'en avoir la connaissance bien sur. Les cueillettes de fleurs, les siestes dans les prairies, les baignades tardives dans l'océan. Et avec l'age, les livres, les cœurs brisés, l'amitié, ... les sentiments. Elle ne connaitra jamais les sentiments. La peur, la souffrance, la douleur, mais aussi la joie, la curiosité, l'amour, ...

Elle avait mal sans le savoir. Elle était effrayée sans le savoir. Elle était triste sans le savoir.

Mais elle était faible, donc inutile. 

Des lumières bougeaient au loin. De droite à gauche. Puis de gauche à droite.

Elle aurait certainement voulu découvrir le monde d'une autre manière. Elle se demandait ce qu'elle avait fait de mal. Mais c'était ainsi, c'était la séléction naturelle. Enfin, était-elle vraiment naturelle ? Il faut croire que oui, dans les limites de la nature des hommes. Sa seule erreur était de naitre.

Combien de chances avait-elle de se retrouver là ? Beaucoup trop. Partout sur cette terre.

Elle devait se dire que ce monde n'avait pas de sens. Ce monde où ses chances de vivre étaient tellement basses. Dès la première seconde de sa vie elle a su que ce n'était pas un endroit pour elle. Comment ? A la vue de l'expression sur le visage de son père.

Cet homme cruel mais chanceux. Chanceux d'être né tel qu'il était. Un homme...

Une camionnette blanche s'est arrêtée devant elle. Quelqu'un en est sorti, il avait dans les mains un long drap délavé.

Emily l'a vu s'approcher, se mettre à genoux devant elle.

- C'est encore une fille ! - a-t-il crié à une autre personne dans la camionnette.

..."encore"...

Ça lui a rappelé les paroles du médecin à l'hôpital. Elle n'était pas la bienvenue. Elle ne le sera plus jamais.

L'inconnu l'a prise dans ses bras et l'a enveloppée dans le drap. Puis ils sont partis, tous les trois. Il n'y avait plus d'Emily sur cette route. Jusqu'à ce qu'une autre la remplace.

Quand ils sont arrivés, elle a vu que c'était un homme gentil. Il a pris soin d'elle, l'a lavée et l'a mise dans des draps propres.

Il l'a emmenée dans une pièce sombre, d'autres draps s'y trouvaient, avec d'autres Emilys.

Deux jours se sont écoulés, une femme l'a sortie de cette pièce qui se vidait de plus en plus.

La route ne fut pas longue jusqu'au temple. Là bas plusieurs trous ont été creusés dans le sol ornés de petites croix en bois. On pouvait lire des noms différents et des dates différentes. Mais Emily n'avait pas appris à lire.

- Bonjour, je m'appelle Rajat, - s'est présenté l'homme qui l'accompagnait.

- Enchanté, je suis Darpan, - a dit l'homme du temple.

Emily, elle, ne savait pas se présenter alors Rajat l'a fait pour elle.

- Je t'amène une fille, Emily, - a-t-il dit en ouvrant le drap, - elle avait 6 mois.

Darpan a remercié Rajat. Il a prié durant des heures ce jours là. Il voulait enlever la souffrance due à cette pauvre fille, se faire pardonner pour tout le mal qu'elle a subi. Six mois ... ce n'est rien dans la vie d'un homme. Pour Emily , c'était toute sa vie.

3 jours, 10 mois, 24 ans, ...

Des milliers de personnes meurent chaque jour en Inde.

Emily était la 800e femme morte aujourd'hui.

Demain, il y en aura 800 de plus.



EmilyOù les histoires vivent. Découvrez maintenant