Cadavres et queues de poissons

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 À Pointes-aux-Trembles, il y a de cela quelques années, on murmurait à propos d'une sirène dans le fleuve Saint-Laurent. On disait qu'elle emmenait vers son royaume ceux qui s'approchaient d'elle. «Des bobards», grommelaient les adultes, «Des rumeurs de jeunes idiots». Cependant, une jeune fille y croyait dur comme fer. Son nom et la plupart des informations à son sujet ont aujourd'hui disparu. Pourtant, si vous interrogez ses proches, ils vous diront qu'elle n'était pas très sociable, toujours partie avec ses nombreux cahiers de note et son appareil photo. Selon toute vraisemblance, la jeune fille cherchait la sirène. Au début de sa quête, elle avait mis au point un plan qui consistait à attirer la femme poisson grâce à un appât, en se basant sur le fait qu'une telle créature recherche avant tout la beauté. C'est pourquoi elle s'installait tous les soirs au bord de l'eau, sur le petit quai près de la place du village, et attirait les passants les plus charmants en demandant de l'aide. «J'ai fait tomber ma clef dans l'eau», disait-elle. Elle attendait ensuite la venue de la sirène en observant les appâts patauger dans l'eau. Cependant, elle n'avait jamais de résultats. Lorsque l'hiver gela l'eau du fleuve, elle crut devoir abandonner. Elle vint alors une dernière fois, accompagnée d'une amie qui souhaitait voir le paysage que photographiait si souvent la jeune fille. Cette dernière ne comptait pas agir, seulement, un événement lui donna une idée. Son amie se trouvait à genoux sur le quai, penchée au-dessus de l'eau, lorsqu'elle fut déséquilibrée et tomba en avant en brisant la fine couche de glace recouvrant l'eau. Elle se débattit un instant, puis coula, étourdie par le froid glacial. Figée, la jeune fille observa son amie sombrer sans bouger. Juste avant que le corps ne soit englouti, elle aperçut un sourire sur le visage de la noyée, ainsi qu'une ombre s'éloigner sous la glace. Le soir, en rentrant chez elle, elle nota ses observations dans son calepin. Peut-être la sirène n'acceptait-elle que les morts? Elle se devait de retenter l'expérience. La jeune fille continua donc d'attirer des gens vers le quai durant la nuit, puis les poussa un à un dans l'eau, où ils semblèrent tout couler en souriant, accompagnés de l'ombre. Plus ses victimes augmentèrent, plus la jeune fille un fut convaincue: la sirène ne venait chercher que les morts. Elle se décida alors à agir. Après l'école, elle courut au quai en traînant une lourde pierre dont elle se servit pour briser la glace. Elle se glissa ensuite dans le trou. Son souffle se coupa instantanément sous le froid. Elle coula jusqu'au fond. Tout était si flou autour d'elle! Elle ne distinguait rien et ses yeux lui faisait mal. Soudainement, des mains se tendirent vers elle, avant de se butter contre sa bouche. Un visage de mort apparut à sa droite. La jeune fille voulut crier, mais elle s'étouffa avec l'eau et les mains envahissant sa bouche. D'autres cadavres l'entourèrent. Elle mourut sans voir la sirène, qui n'avait jamais existé. On ne retrouva pas son corps. On dit que, en conséquence de ses actes, elle hante maintenant le quai de bois. Si, dans la nuit, vous vous baladez près de l'eau et qu'une petite fille au regard fou tenant un calepin vous demande de l'aide, courez. C'est le fantôme de la morte qui vous précipitera vers l'enfer si vous osez l'écouter.  

Cadavres et queues de poissonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant