Oubliant la paresse qui me clouait au lit, ainsi que mon articulation désormais dans un état normal, je quitte ma chambre et descends les escaliers relativement rapidement. Je rejoins la cour principale, et trouvant l'homme qui supervise l'organisation, je lui demande une tâche. Sa réticence à donner un ordre à quelqu'un qu'il sait noble se lit tant dans ses yeux que dans son malaise. Toutefois, l'insistance me permet de décrocher enfin, après quelques minutes d'intenses négociations, un travail à faire. Je me dirige vers une pierre à aiguiser encore immobile, rapproche, avec l'aide d'un passant, la caisse de vieilles armes émoussées de celle-ci, et m'attèle enfin à cette tâche manuelle qui a la bonté de me détendre et de me permettre de me vider l'esprit.
Les minutes s'égrènent, puis les heures, jusqu'à ce que je remarque enfin la sombre rougeur du ciel incandescent. La caisse étant désormais presque vidée, au profit du râtelier, j'achève ma besogne avant de monter au créneau avec sérénité et apaisement. Je remarque alors cette centaine, ces centaines, d'étoiles oranges, comme en reflet de la voute céleste. Le soleil a totalement disparu et seules la lune et la couleur permettent de désormais distinguer la limite entre l'immense camp de notre adversaire et les cieux écrasants. Je sais ce que cela signifie. Sans attendre, je retourne prestement à mes appartements et me mets rapidement au lit, de manière à être frais et dispos quand l'heure du combat viendra. Le sommeil tarde, mais je parviens à mettre de côté toutes mes pensées parasites jusqu'à ce que je sombre enfin dans les bras de Morphée.
***
Quand je me réveille de ce sommeil sans rêve, je suis paré pour le combat. Du moins, mentalement. Ne cherchant une confirmation inutile, je convoque rapidement un serviteur pour que mon armure me soit apportée, ainsi qu'un écuyer pour m'aider à m'en vêtir. Devant patienter, je me retourne vers l'intérieur de ma chambre et aperçois cette lettre inachevée trônant sur le bureau. Je sais pourtant que je n'ai pas le temps de poursuivre sa rédaction, un serviteur pouvant ressurgir à tout moment suite à ma convocation. J'espère que j'aurai le temps de la terminer ce soir, quand les assaillants auront fini leur attaque en force qui, je l'espère, se soldera par un échec. Trois coups retentissent, provenant de ma porte. Je ne m'étais pas trompé, un écuyer entre sur mon invitation. Il m'invite à le suivre, mon armure étant dans une petite salle d'arme un peu plus loin, qui m'est réservée le temps que je l'endosse.
***
Me voilà attendant les ordres, dans la rangée des nobles, derrière notre suzerain. Comme nous, il contemple ce terrible spectacle, celui de ces innombrables troupes avançant en rangs serrés dans notre direction, suivies de quelques machines de guerre terrifiantes dont les ravages auront une influence non négligeable sur le cours de la bataille qui s'annonce. Il se retourne alors, son armure étincelant au soleil m'éblouissant un bref instant. Il fixe un point derrière nous, mais je résiste à cette traître envie de me retourner. Le cliquetis d'une armure se fait entendre, approchant dans notre direction, avant de nous dépasser. Un jeune homme se place alors à la droite de notre suzerain. Après quelques instants, je le reconnais enfin. Son père lui adresse alors la parole, lui proposant d'organiser notre stratégie défensive. Je sais cependant qu'il veillera au bon déroulé des évènements, et qu'il surveillera bien attentivement son fils tout au long de la journée. Celui-ci prend alors la parole, élaborant une stratégie que je trouve surprenamment bonne et réfléchie. Il semble avoir bien mûri. La guerre a parfois cet effet sur les jeunes gens, paraît-il. Il m'invite alors à le rejoindre un peu à l'écart des discussions. Mes inquiétudes sont grandes quand d'un ton posé il s'excuse du tort qu'il m'a causé, et reconnaît ses erreurs. Je ne sais et n'ose demander d'où lui vient ce changement radical de comportement, et la suspicion m'imprègne toujours, même si j'ai l'intuition qu'il pense bel et bien ce qu'il dit. Il poursuit alors en indiquant que j'aurai cependant bien du mal à revenir en l'estime de son père s'étant formalisé de l'affront et de l'irrespect de sa supériorité dont j'ai fait preuve. Mais je le sais sincère, le regret transparaît dans ces paroles, portées désormais par cette voix adulte. Le geste surgit alors. L'invitation à laquelle je n'avais pas même pensé mais qui pourrait me permettre de redorer le blason que mon suzerain m'attribue. Une charge. Mener une charge. Mener la charge. Celle qui pourrait repousser les envahisseurs et leur briser le moral. Celle qui pourrait mener à terme ce siège avant même qu'il ne commence. Mais les risques sont grands. Les pensées s'enchaînent à une vitesse effrénée dans ma tête, je ne sais si je dois accepter ou rejeter cette occasion en or de me racheter. J'hésite, mais je sais bien que je n'ai pas vraiment le choix, tout, mon orgueil, l'avenir de mes descendants, mon confort personnel, aussi, tout me pousse vers le risque, vers la témérité, peut-être même vers le suicide honorable. Mais qui sait, peut-être que non, peut-être que nous vaincrons, et mon nom toujours restera, paraphant cette victoire de lettres d'or. Je le sais, la question ne se pose pas vraiment. Je le sais, ma décision est déjà prise. Mais je lutte. Est-ce vraiment la meilleure option ? N'est-ce pas la seule option ? Je revois l'image de ma famille. Elle s'estompe vite devant cette chimère... Celle de la gloire, de son irrésistible appel. Tandis que je reste spectateur de l'affrontement apocalyptique qui a lieu en moi, je sens mon bras droit se lever de lui-même, je vois ma main s'avancer vers celle qui m'est tendue, et j'assiste impuissant à l'accord qui scellera peut-être mon destin.
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Bataille [Version "mobile"]
Genel KurguVoici l'histoire d'un homme, ou plutôt les fragments de celles d'une multitude. Toutes sont les catalyseurs de personnalités qui découlent des naissances de ces hommes, comme de leurs vies, de leurs rêves comme de leurs regrets. Tous d'origines diff...