C'était traditionnellement le dimanche que nos parents choisissaient pour aller en visite chez l'Oncle Tryon. Ce n'était pas donné à tout le monde d'avoir un oncle de cette envergure, et nous faisions des envieux, nous nous en rendions bien compte. On nous congratulait souvent, à l'école ou en ville, de compter dans notre famille un membre aussi illustre, mais à bien les écouter tous ces gens nous en parlaient plutôt comme si nous faisions partie de sa famille à lui. C'était toujours :
« Ah, alors comme ça vous êtes parents avec... ? »
ou bien :
« C'est vrai que vous êtes de famille avec... ? »
ou encore :
« Tryon ? Vous voulez dire le fameux Tryon ? »
mais jamais :
« Il fait partie de votre famille ? »
ni :
« C'est un parent à vous ? »
Le pire, c'était :
« Ah oui, maintenant que vous le dites, c'est vrai que vous avez un petit air... »
... comme si, au lieu d'appartenir simplement au même arbre généalogique, nous n'étions que des branchettes mineures et négligeables d'un grand Arbre Tryonique, dont l'Oncle était, lui, le véritable Tr(y)onc. « Un petit air... » Ils en avaient de bonnes ! Et comment aurions-nous pu le savoir, nous qui ne l'avions jamais vu ?
Une visite chez l'Oncle Tryon se préparait comme une audience au Ministère ou une matinée à la Messe (qui débutait d'ailleurs, dans notre patelin, à peu près à l'heure où nous frappions à sa porte) : on nous tirait à quatre épingles, on nous lustrait le poil et les chaussures, et ce n'était qu'attifés de nos plus fringants costumes, très justement appelés « du dimanche », qu'on nous laissait oser un pied hors de la maison. On ne se mettait en route qu'une fois tout le monde sur son trente-et-un.
Nous arrivions en vue de son imposante demeure un peu avant onze heures, le temps de trouver à se garer en contrebas, car dès l'aube les faubourgs environnant sa résidence se garnissaient de véhicules importuns. C'est que nous n'étions pas les seuls, loin de là, à choisir le dimanche pour lui rendre visite : tous ces braves gens se figuraient comme nous, bien à tort, que l'Oncle Tryon serait ce jour-là plus disponible, son emploi du temps moins irrémédiablement saturé, et son oreille un peu moins difficile à s'accaparer.
Nous n'étions donc pas seuls à gravir les trois volées de marches qui menaient au pied du portail cyclopéen par lequel on entrait dans le manoir. Pour être reçu, on frappait deux coups aux énormes anneaux de bronze que tenaient dans leurs gueules également de bronze deux têtes de lion néméennes. Sur quoi, les vantaux du portail s'entrouvraient sur le hall marmoréen pour laisser apparaître Edward, ou James, que nous confondions toujours tant ils se ressemblaient dans leurs costumes de majordomes (a-t-on besoin de deux majordomes ?). On pénétrait alors l'atmosphère ombrageuse et feutrée du grand hall, sur la voûte duquel on pouvait lire, gravée à même la pierre, la devise du maître des lieux :
Hors piste, falots et brimborions,
Sitôt qu'entre en lice Tryon.
Sitôt le portail refermé, le tam-tam cérémonieux des anneaux lionnesques reprenait, tandis qu'Edward, ou James, vous menait à travers un corridor somptuaire jusqu'au tristement célèbre vestibule, où il vous abandonnait avec une courbette obséquieuse, et où vous alliez passer le plus clair de la journée.
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L'Oncle Tryon
Short StoryMais qui était vraiment l'Oncle Tryon ? Une visite chez l'Oncle Tryon se préparait comme une audience au Ministère ou une matinée à la Messe (qui débutait d'ailleurs, dans notre patelin, à peu près à l'heure où nous frappions à sa porte) : on nous t...