Mary-Jane Chestfield était une jeune fille comme seul ce beau pays qu'est l'Angleterre, et, plus précisément la région d'Oxford peut en produire. C'était une grande blonde, au teint de rose et aux grands yeux verts, dans lesquels brillait un éclat de vivacité et d'intelligence. Elle n'était pas particulièrement savante mais était d'une nature curieuse et confiante, ce qui la rendait extrêmement attachante. Mary-Jane était de ces femmes qui n'ont pas peur d'imposer leur façon de penser et de voir les choses.
Cela faisait maintenant deux années qu'elle était élève dans un pensionnat religieux situé près d'Edinbourgh. Elle y menait une vie assez simple de religieuse et avait pour projet de s'y installer en tant que telle ainsi qu'en tant que professeur de musique. Mary-Jane s'était découvert une passion pour cet art que toute jeune fille bien née se doit de connaitre un minimum afin de pouvoir briller en société. Elle avait appris par le biais de la Mère Supérieure que Soeur Eugénie, qui était jusque là leur professeur de musique, songeait à se retirer dans l'abbaye voisine.
Un soir venteux de Janvier, alors que Mary-Jane allait chercher un verre de lait chaud pour soulager son mal de gorge, elle vit à la lumière de sa bougie une porte qu'elle n'avait jamais aperçue auparavant. C'était une sublime porte d'ébène ouvragée qui contrastait fortement avec la simplicité des autres portes du couloir menant aux cuisines. Oubliant sa mission première, Mary-Jane tendit la main, comme happée par une force mystérieuse. Elle ouvrit la porte, recula de quelques pas en voyant la quantité de poussière qui s'échappait de la pièce. Pendant un court instant, elle eut l'intention de retourner sur ses pas, mais elle se ravisa et entra dans la pièce d'un pas déterminé, poussée par un élan de curiosité. Celle-ci fut amplement récompensée par la découverte d'un petit salon de musique. Il était meublé assez simplement dans le style Louis XV d'un petit sofa, d'une table ronde assez basse et de quelques chaises. Au milieu de cette pièce trônait un petit clavecin. Celui-ci était largement plus petit que ce qui se faisait à l'époque. Lorsqu'on le voyait, on ne pouvait qu'être attiré par ses sublimes touches nuancées de blanc crème et de gris ivoire. Les touches noires quand à elles, apportaient une notion de violence et de cruauté à l'ensemble. Aucune n'étaient uniforme, mais toutes étaient d'un noir de jais, éclaboussées de légères taches rouges. Le clavecin en lui-même avait été fabriqué dans un simple bois de rose avec pour unique ornement, une pièce de velours rouge d'aniline sur le couvercle. Tout près de celui-ci gisait un petit tabouret qui semblait venir d'une autre époque, comme séparé de son corps. Un petit pupitre de métal précieux était joint au clavecin.
Mary-Jane s'approcha du sofa, palpa le tissu et s'extasia sur le détail étonnant des pieds. Puis elle passa rapidement en revue les chaises et la table avant de s'arrêter devant le petit clavecin. Tout d'abord elle l'observa, perché sur son tabouret, ensuite elle tourna longuement autour du clavecin, cherchant le moindre défaut, la moindre imperfection. Et enfin, n'y tenant plus, elle prit place et effleura les touches du bouts des doigts, comme si quelque chose, ou peut être quelqu'un l'empêchait de jouer. Son regard balaya la pièce pour venir se poser sur le pupitre, et soudain tout fut plus clair. Une mélodie vint à elle. Mary-Jane commença à la jouer, c'était une très belle mélodie, à la fois douce et majestueuse, mais surtout funeste, lugubrement funeste. Une fois fini, Mary-Jane sentit un frisson de joie, de bonheur, de plaisir la parcourir. Elle n'eut bientôt qu'une seule envie : jouer indéfiniment cette mélodie. Elle la joua donc une fois, deux fois, dix fois trente fois et enfin, jusqu'au bout de la nuit. Ce n'est qu'en entendant sonner le glas de l'église pour l'office de six heure, qu'elle sortait de sa transe et se rendit compte qu'elle venait de passer toute la nuit à jouer cette merveilleuse mélodie.
Mary-Jane se leva et sortit de la pièce presque à reculons, comme à regret avant de se précipiter vers l'église où elle arriva juste avant le commencement du service. Le reste de sa journée s'écoula à un rythme effréné si bien qu'elle n'eut pas un moment à elle. Elle alla se coucher le cœur gros, en se promettant que le lendemain, elle y retournerait. Le lendemain, elle s'éclipsa pendant le déjeuner dans le but de retrouver son petit salon de musique dans le couloir menant aux cuisines. Mais elle eut beau parcourir le couloir dans tous les sens, elle ne le trouva pas. Mary-Jane paniqua puis réfléchit et se dit que comme elle avait trouvé la porte à la lumière de sa bougie, elle ne reconnaissait pas la porte une fois à la lumière du jour. Elle prit donc la décision d'y revenir le soir même munie d'une bougie sur les coups de sept heures du soir. Après le dîner elle monta prendre une bougie et redescendit dans le couloir menant aux cuisines portant en elle beaucoup d'espoir, mais elle fut vite déçu en ne retrouvant pas plus que quelques heures plus tôt la fameuse porte. Mary-Jane se posa mille questions puis se résolut à fouiller de fond en comble la vieille abbaye. Elle eut beau la parcourir en long, en large et en travers, elle ne la trouva point.
Cette nuit là Mary-Jane n'arriva pas à dormir tant ses pensée étaient occupée par ce petit salon avec son merveilleux clavecin et surtout par cette magnifique mélodie qu'elle avait joué deux jours plus tôt. Le lendemain matin pendant l'office elle entendit sa mélodie. Intriguée elle questionna sa voisine et celle-ci lui déclara qu'elle ne l'entendait point. A compter de cet instant, la mélodie ne la quitta plus.
Mary-Jane l'entendit d'abord quelques minutes, puis quelques heures qui se transformèrent vite en jours entier, puis en semaine en enfin en mois. Elle n'en dormais plus, n'avait plus d'appétit et était d'une pâleur de mort. Mary-Jane n'était plus que l'ombre d'elle-même et chaque matin, lorsqu'elle paraissait pour l'office, ses compagnes s'étonnaient qu'elle eût passé la nuit et qu'elle fût encore vivante.
Depuis peu Mary-Jane était sûre que si elle arrivait à retourner dans le petit salon qu'elle avait trouvée il y a quelque mois de ça, cette mélodie s'arrêterait enfin. C'était cette pensée qui la maintenait en vie, et comble de l'ironie c'était également cette même pensée qui virait à l'obsession qui la faisait sombrer de plus en plus. La Mère Supérieure avait remarqué que Mary-Jane n'allait pas bien, elle la convoqua donc. Mary-Jane, le soir venu, gravit péniblement les marches qui la séparaient du bureau de la Mère Supérieure. Celle-ci s'enquit de sa santé et la questionna rapidement sur son bonheur au sein du pensionnat. Mary-Jane répondit patiemment avant de lui parler du petit salon de musique et de la mélodie qui la poursuivait. La Mère Supérieure ne put aider Mary-Jane à propos du petit salon qu'en lui expliquant que l'abbaye était fort ancienne et qu'il y avait maintes pièces secrètes. Elle lui conseilla également de prier Le Seigneur pour la rédemption et le salut de son âme éternel car Le Malin voulait sans aucun doute prendre possession de son âme et lui envoyait la mélodie dans ce but. Mary-Jane ressortit de cet entrevue bouleversée.
Sur le chemin pour rejoindre sa chambre, Mary-Jane passa par le couloir menant aux cuisines. Soudain son regard fut attiré par une porte d'ébène qu'elle avait déjà vue ; dès qu'elle l'aperçut, elle se précipita pour l'ouvrir et entra. Le petit salon était tel que dans son souvenir, avec sa table basse, son petit sofa et surtout son petit clavecin.
Cette pièce qui l'avait fuie alors que Mary-Jane, des mois durant l'avait cherchée jusqu'à en perdre le sommeil, l'appétit et surtout la raison, cette pièce qui avait été source de ses malheurs mais aussi de son bonheur d'une nuit.
Mary-Jane resta plantée dans l'encadrement de la porte quelques instant avant de se hâter de prendre place devant le petit clavecin et de commencer à jouer. Mais ses mains restaient désespérément suspendues à quelques centimètre des touches. Quand soudain un coup de vent claqua la porte violemment et Mary-Jane frissonna. Une dizaine de secondes plus tard, elle vit avec horreur ses mains exécuter les premières mesures de la mélodie qui l'avait tant tourmentée. Comprenant qu'elle ne pouvait lutter, Mary-Jane laissa jouer ses mains et finalement y prit du plaisir. Ce que c'était bon de pouvoir à nouveau jouer cette mélodie si funèbre mais si majestueuse, cette mélodie douce et apaisante mais si effrayante. Cette nuit là, Mary-Jane ne joua qu'une fois, mais ce fut comme si chaque touche qu'elle enfonçait était la dernière.
Le lendemain matin, peu de temps avant l'aube, la Mère Supérieur descendit de ses appartement pour se recueillir à la chapelle mais avant ça, elle voulut passer aux cuisines prendre un vieux quignon de pain pour les oiseaux. En traversant le couloir y menant, elle vit la fameuse porte d'ébène dont lui avait parlé Mary-Jane. Mue de curiosité à l'idée de découvrir le petit salon de musique, elle poussa la porte et entra. La première chose qu'elle vit fut un corps encore tiède, assis sur le tabouret du clavecin, une main pressant les touches blanches, l'autre pressant les touches noires, la tête appuyée sur la tranche du couvercle, une expression d'extase, de bonheur infini sur le visage. Sans vie. La partition sur le pupitre était à la dernière page .