Vide

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Elle se sent bête. Elle se sent nulle. Elle n'est même plus capable de se lever. Elle est vide, vide, vide.

Mais c'est elle qui l'a voulu.

Elle n'a plus de nom. Elle n'a plus de visage. Son corps, c'est bien simple, elle l'a effacé : gommé, estompé, dissipé, oublié, aboli.

Elle se sent légère, ah ça oui, légère comme une plume. Petite nymphe diaphane, transparente, disparue. Elle pourrait s'envoler au moindre coup de vent ; elle s'abrite des bourrasques chez elle, à côté de son lit rassurant, et d'un radiateur tiède, pour couvrir et dissimuler le froid glacial et infini qui se trouve en elle. Ses os sont gelés, sa chaire, ou du moins ce qu'il en reste, transie de froid. Lorsqu'elle regarde ses doigts de pieds, les remuant un peu, les agitant doucement, elle les voit bleus. Ses mains sont presque grises. Lilas s'était exclamée "mais regarde tes mains ! On dirait qu'elles sont mortes !".

Si seulement seules celles-ci s'étaient éteintes !

Son regard est vide. Elle ne peut plus penser. Ses membres fatigués tremblent de tout leur soûl, sous les pulls amassés autour de son être. Elle voit les gens vivre de loin, elle est si loin, si loin.

Elle aimerait se réveiller. C'est un cauchemar. Son âme lui susurre que c'est un rêve, qu'elle peut aller encore plus loin. Pire qu'un suicide, pire que de l'automutilation, c'est une condamnation à mort lente et douloureuse qu'elle a engagé contre elle-même.

Elle pleure, elle angoisse, elle se prend la tête dans les mains : c'est un combat intérieur, un duel de forces, qu'elle ne peut plus contrôler. Contrôler, c'est drôle, c'était pourtant son but. Dans le royaume de l'autodestruction, la manipulation est reine...

Alors elle s'enfonce un peu plus dans sa déchéance : c'est son refuge, son asile, son unique façon d'exister désormais. Elle se sent capable de résister à ce que nul n'a pu faire, elle pense devenir surpuissante. Or c'est une annihilation de son esprit qui se met en marche, une désintégration totale de sa personne. 

Elle a le droit à tout.

Laurine la supplie "mais s'il te plaît, Line, mange quelque chose ! Juste mon pamplemousse, au moins, tu aimes bien le pamplemousse, non ?".

Sa sœur essaye de rire de la situation "c'est rien, ce que tu prends, là, Line, tu peux le manger, ça !".

Yanis regarde la façon dont elle mange une pomme, méticuleusement, un coupant des bouts ridicules qu'elle peine à mâcher.

Son père hurle "putain, Line, tu vas manger, bordel ?!".

Elle est secouée par ces gens qui semblent s'écrouler devant sa maladie. Elle les pensait solides, invincibles, invulnérables. Désormais, elle se complaît dans cette violence sourde qu'elle s'inflige, mais ne peut plus supporter leur souffrance. Elle s'effondre, mais refuse leur décadence. Elle se meurt, mais souhaite qu'ils vivent.

Tout ce qu'elle se fait subir, cette terreur sans nom, son mal-être sans fin, ce besoin d'être vide, comme purgée, elle refuse de le voir. Elle ferme ses paupières lourdes sur sa hantise. Chaque jour, sa peine s'aggrave, sa sentence se rapproche.

L'anorexie la condamne, bien repue, au précepte de mort.

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