Pour les hommes ne jamais s'aventurer seul dans les bois à la nuit tombée au risque de rencontrer AISHA KANDISHA
Si cela vous arrive munissez vous d'une lame et plantez la dans le sol.C’est ce qui advint de Moh, un brave gaillard d’une trentaine d’années ; il portait sa malheureuse histoire comme un lourd secret dont il ne parlait jamais, de peur de revivre l’abominable aventure qui lui arriva une nuit. Il raconta cette rencontre cauchemardesque une seule fois, à l’aube, lorsqu’il atteignit à moitié fou d’épouvante la première maison qu’il trouva sur son chemin. Le jeune homme fut accueilli tout tremblant, le visage blême, par ses voisins alarmés et une fois qu’il eut bu un verre de thé brûlant il parla de l’étrange femme qui lui était apparue sous un olivier, à proximité de la rivière. Personne n’osa l’interrompre quand il commença à raconter les faits d’une voix haletante, tellement il semblait avoir hâte de se débarrasser au plus vite de sa vision nocturne :
« Je rentrais hier chez moi, après avoir dîné chez les Aït Oumlil… Le soleil venait de se coucher, nous étions exténués par une rude et longue journée d’abattage des blés ; nous avions rentré le foin et je devais repartir seul car je devais ramener le mulet et aider à la moisson qui n’était pas toujours terminée chez nous. On me retint, bien sûr, et j’aurais dû écouter le père Aït Oumlil qui me demanda de dormir chez lui et de l’accompagner le lendemain, puisqu’il devait à son tour venir nous aider. Je n’avais écouté que ma raison, ne désirant trop m’attarder chez mes hôtes ; j’avais donc harnaché mon pauvre mulet, encore plus fatigué que moi, et j’entrepris de traverser la forêt des Ida- ou- Kazzou ; la nuit venait de tomber mais je ne craignais rien ; mon mulet suivait docilement le chemin, je n’avais même pas à le guider ni à le contraindre à aller plus vite, on aurait dit qu’il était plus pressé que moi de retrouver sa paille, son étable et de se reposer avant une autre laborieuse journée…
Malgré la tombée de la nuit la lune éclairait suffisamment la route, il faisait encore chaud et les cigales emplissaient la forêt de leur vacarme assourdissant. Je n’y prêtai pas attention, bien au contraire, leur chant me berçait, m’engourdissait davantage. justement je m’éveillai de ma somnolence lorsque ce bruit familier cessa brusquement. Mon mulet, qui fut placide jusqu’à ce moment parut nerveux ; il secouait la tête, renâclait, les oreilles dressées et rigides, comme s’il entendait quelque bruit dans cette pénombre et ce silence étranges.
Je fus parcouru par un frisson subit lorsque il me sembla entendre une voix à peine audible gémir… Mon nom ! C’était la voix d’une femme qui m’appelait, elle semblait être dans la détresse, et je crus reconnaître son timbre si familier ! Malgré l’attitude inhabituelle de mon mulet qui s’affolait et cette voix mystérieuse et douce qui me réclamait je me ressaisis de ma frayeur et voulus découvrir malgré tout d’où venait cet appel, car une personne que je connaissais certainement avait besoin d’aide…
Et c’est alors qu’elle m’apparut, tellement belle et saisissante, vêtue d’un voile blanc étincelant, debout à côté d’un olivier. Je sautai de ma selle car ma monture semblait pétrifiée et ni ma harangue, ni mes coups ne semblaient vaincre sa détermination de ne plus avancer. Je me dirigeai, comme subjugué vers elle car sa silhouette fine, sa voix cristalline ne pouvaient être que celles d’une jeune fille que je connaissais ; j’en fus convaincue lorsque je vis son magnifique visage, légèrement éclairé par un rayon de lune ; ses cheveux flamboyants d’un roux orangé ondulaient sur ses frêles épaules et retombaient comme un châle de feu sur sa poitrine, jusqu’à ses larges hanches… Elle avança son bras gauche dénudé vers une branche qu’elle semblait tenir et tendit vers moi sa main droite en me regardant, en me souriant affectueusement comme pour m’inviter à m’approcher davantage .
Je fis alors quelques pas vers elle et ô stupeur ! Il me sembla reconnaître nettement Danna, une jeune fille de mon voisinage, dont j’étais éperdument amoureux et que je rêvais d’épouser… Mais elle était morte depuis longtemps ! Emportée subitement par une méningite fulgurante, pure et vierge, sans que nos projets d’épousailles se concrétisent.Mes cheveux se dressèrent littéralement sur ma tête et mon cœur battit comme un tambour fou dans ma poitrine et il me sembla qu’il allait sortir par ma gorge suffocante ou rompre. J’eus un éclair de lucidité et je réalisai qu’il ne pouvait s’agir que d’une seule créature, la terrible, l’ensorceleuse Aïsha Kandisha, la maudite ! Je fus liquéfié d’une terreur mortelle ; elle se rendit compte de mon effroi et cessa de sourire ; elle se fit plus pitoyable, plus cajoleuse et d’une voix déchirante elle me supplia d’approcher d’elle : « Moh, Moh, m’implora - t – elle, ô fils de mes voisins, ne me reconnais – tu pas ? Ne te rappelles – tu plus de moi ? Aide – moi, je t’en supplie, donne – moi la main… ».