Quatorzième partie.

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Je suis en train d'encaisser un mec de notre âge quand tu entres. Tu écarquilles les yeux pendant une seconde environ, puis tu tournes rapidement la tête et te réfugies entre les rayons. Tu fais mine de prendre un livre, comme d'habitude, et fais semblant d'être plongé dans ta lecture, comme d'habitude. Dos à nous, évidemment. J'ai envie de rire, parce que c'est devenu ton premier réflexe pour ne pas avoir à croiser les autres clients. Le gars s'en va, avec un "au revoir" plus poli que sincère, mais bon, ça ne m'étonne pas. Tu sors de ta cachette et retires ton manteau et ton bonnet, que tu accroches au porte-manteaux. Quand j'y pense, depuis la première fois que tu as accroché ton manteau et ton bonnet à cette branche là du porte-manteaux, je n'y ai plus posé mes affaires. Comme si c'était devenu "ta branche". Tu jettes un coup d'oeil vers la porte avant de te tourner vers moi, mais je ne te laisse pas l'occasion d'ouvrir la bouche.

-C'était un ancien du lycée. Il ne m'a pas reconnu.

-Mais toi, si ?

-Je reconnais tout le monde.

Je ne sais pas trop pourquoi j'ai répondu ça, mais en tout cas, je l'ai fait. Je l'ai fait comme si je voulais te prévenir que je t'avais reconnu dès que tu as passé le seuil de la porte de ma petite et vieille librairie merdique, il y a neuf ou dix mois. Tu hoches la tête, et regardes encore une fois la porte.

-Moi aussi, je l'ai reconnu. Il n'a pas tant changé que ça.

-Vous étiez amis, non ?

-Ouais. Mais... on s'est perdus de vue après le lycée.

Je hoche la tête. Le seul avantage à n'avoir été ami avec personne au lycée, c'est que maintenant je n'ai pas à subir les "anciens potes qui ne le sont plus" ce qui doit être un peu triste, quand même. On passe des années à tout partager avec certaines personnes, et puis d'un coup, plus rien. Plus de rires, de peines, de complicités, de sentiments, de soutiens. Plus rien. Je nous fais couler un café, je crois que c'est devenu machinal, comme geste. Je te donne ta tasse en même temps que le pull et, même s'il est un peu trop court au niveau des manches, j'ai l'impression qu'il te va de mieux en mieux. De toute façon, tout te va, à toi. Absolument tout. Au lycée tu pouvais mettre n'importe quoi, ça t'allait toujours comme un gant. Et c'était chiant ; putain que c'était chiant. Ça a pas changé, tout te va toujours parfaitement. Tu bois lentement ton café, en t'asseyant sur mon vieux fauteuil. Je me hisse sur le comptoir, et commence à boire aussi. Putain, c'est brûlant ! J'ai dû grimacer, parce que tu as soudain éclaté de ton rire bruyant, qui emplit toute la pièce. Heureusement qu'il n'y a aucun client, parce que tu les aurais fait sursauter, je crois. Et genre bien sursauter. Tu te serais fait incendier par des regards furieux, mais ça ne t'aurait pas dérangé. Enfin... avant, en tout cas, tu n'avais rien à faire du jugement des autres. Maintenant... Maintenant j'en sais rien. Comme tu sembles au bord du gouffre, avec tes yeux vides et ton grand et faux sourire, peut-être que tu te soucies un peu plus du regard des autres. Je grogne pour faire semblant d'être agacé par ta réaction.

-Arrête de rire, c'est pas drôle.

Tu m'obéis, mais tu gardes quand même un petit sourire amusé. En fait, non, continue de rire, s'il te plaît. Parce que bordel, ton rire est magnifique. Il est contagieux, enfantin, réconfortant. Continue de rire, ne t'arrête jamais. Ton rire me fait beaucoup trop de bien. J'ai passé trop d'années à me priver de ton rire. Je ne veux plus revivre ce manque. Alors, maintenant que tu es de retour, reste et ris. Ris toute ta putain de vie. Parce que je ne peux pas m'en passer ; j'en suis complètement drogué, complètement enivré.

18h18.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant