Chapitre XII: Le poète maudit (Partie 4)

6 3 2
                                    


   Tandis que je cogite, l'officier naturellement désigné pour nous mener au salut distribue les taches que nous devrons accomplir dans le plus grand des secrets avant de passer à l'acte. Les douze travaux répartis, il nous indique qu'il se chargera de négocier auprès de ses supérieurs pour nous obtenir un repos pour la journée. Nous nous dispersons alors, vaquant aux occupations qui nous ont été attribuées. Je me charge d'aller me promener aux alentours des cuisines. J'y retrouve notamment une vieille connaissance provenant du même village que moi. Nous discutons un temps, temps que je mets à profit pour bien observer les allés et venus, les accès à la réserve, mais surtout la zone où sont entreposées les denrées les plus durables. Manier la conversation et prêter attention à tous les détails que je grave au fur et à mesure dans ma mémoire s'avère bien plus difficile que ce à quoi je m'attendais. Seulement, ma motivation inaltérable me permet de faire fi de tous les obstacles sur ma route. Du moins je le croyais. J'hésite. Cette clé, il me la faut si je tiens vraiment à subtiliser des vivres sous le doux couvert protecteur de la nuit. Mais il me faudra la dérober. Trahir la confiance de cet homme que j'ai su amadouer ne me pose pas vraiment de problème, ma cause est juste. Mais parviendrai-je à passer inaperçu ? Après tout, cette clé est accrochée derrière son dos, me la rendant inaccessible dans l'immédiat. Et puis, il y a tant de cuistots alentours qui pourraient me surprendre à l'instant où je me déciderai. Que faire ? Cela fait plusieurs fois qu'il s'éloigne, appelé par le devoir, avant de tourner les talons et de revenir vers moi pour poursuivre cette conversation. Il faut que je tente ma chance, que je me crée une opportunité, mais surtout, il me faudra la saisir sans flancher.

   Après quelques longues minutes d'affrontement intérieur, je lui demande une pomme. J'ai remarqué qu'elles sont stockées tout au fond de la réserve, ce qui devrait me laisser un certain temps pour agir. Toutefois, il hésite ce qui accélère mon rythme cardiaque et serre mon ventre de cette désagréable sensation due à la peur d'avoir été découvert. Ridicule, j'en conviens. Je sais pourtant qu'il n'est dans ma tête et qu'il ne peut deviner ce que je prépare. C'est pourquoi cette attitude m'étonne d'abord tandis que mon corps continue de réagir avant de me souvenir de ses parents, si strictes, si pieux, tant réputés pour leur éducation sévère parmi les villageois. Je ne sais comment le convaincre quand à ma plus grande surprise, il soupire et tourne les talons, sort une clé similaire à celle qui pend au mur et ouvre la lourde porte de la réserve dans laquelle il s'enfonce aussitôt. Quel idiot je fais. Tout cela aurait été bien vain s'il avait dû utiliser la clé que je m'efforce de ne pas fixer du regard. Sans jeter un seul coup d'œil alentour, je m'approche du mur, m'accole contre la table et laisse traîner ma main derrière moi. Je tâtonne quelque peu, les yeux révulsés comme s'ils cherchaient à apercevoir la clé dans mon dos. Heureusement, nul n'arrive car à coup sûr il se serait interrogé sur cette drôle de posture qui est la mienne. Je saisis enfin le métal froid que je glisse aussitôt dans l'une de mes poches au moment même où je réalise que j'aurais bien mieux fait d'agir sans tenter de déguiser mon geste d'un piètre costume qui n'aurait trompé personne. Mais ce qui est fait est fait, et tout s'est bien déroulé. Je laisse échapper un long soupir tandis que le battement de mon cœur s'apaise enfin. Quand mon compatriote revient avec une pomme et quelques pains pour le déjeuner des soldats, je manque de commettre l'erreur qui aurait tout saboté. Avec chance, je pense in extremis à tendre la main pour saisir la pomme et le remercier avant de prendre congé en prétextant la fatigue de la nuit passée.

  Parfait. Tout s'est déroulé à merveille. De mon côté, du moins. Je n'ai plus qu'à espérer qu'il en est de même pour mes comparses et non moins complices. Si le plan se déroule sans accroc, ce soir nous serons libres. Si l'imprévisible ne vient gripper le rouage, nous prendrons notre envol, nous quitterons cette cage invisible dont les barreaux ne sauront plus nous résister. Enfin nous déploieront nos ailes et découvriront le monde d'un tout autre point de vue. Nous redeviendrons ce que nous aurions toujours dû être. Des hommes libres de toute entrave, des braves certes à la mine grave, mais plus jamais, non jamais, des esclaves. Emporté par mes émotions, je laisse mon corps se diriger de lui-même, en quête de nourriture. Quand je croise certains de mes frères, je ne manque pas d'échanger avec eux un regard éloquent mais relativement discret vis-à-vis des spectateurs éventuels. C'est ainsi que le corps en ébullition toute la journée durant, je suis une routine bien huilée et parvient à brider mon impatience croissante tandis que l'astre solaire décroît. Les corvées se succèdent, bien qu'allégées par mon statut privilégié pour quelques jours encore. C'est ainsi que quand les derniers rayons du soleil disparaissent derrière l'horizon, mon corps est à la limite de la rupture, ce flux ininterrompu d'adrénaline irradiant dans chaque parcelle de mon être. Je sais où nous devons nous retrouver, je sais comment y aller, et je sais à quel moment je dois partir. La pression monte encore un peu, mais contrairement à ce que j'escomptais, celle-ci ne s'évacue pas quand il est lors. Je quitte alors gauchement mais d'un air nonchalant le dortoir. Pendant que je progresse, je prie tous les dieux dont j'ai entendu parler que personne ne m'interpelle. Ce n'est pas le moment, je ne sais pas si je parviendrais à être crédible dans une pareille situation en cet état dans lequel je suis plongé. C'est pourquoi au moment même où je sens l'air frais effleurer mon visage, je suis incapable de dire comment j'ai bien pu réussir. Toutefois, je ne prends pas le temps de m'en féliciter avant de rejoindre le lieu de rendez-vous. Tous sont là. Tous, nous sommes-là.


Bataille [Version "mobile"]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant