Chapitre XII: Le poète maudit (Partie 5)

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  Je sors alors la clé que j'avais dissimulée sous les plis de quelques vêtements et la présente à celui dont nous avons décidé qu'il sera notre chef. Celui-ci, après un hochement de tête reconnaissant à mon intention, mène notre petite troupe jusqu'à la réserve de nourriture sous le couvert des ombres, des dettes de soldats et des accords passés. Quand nous poussons le battant dans lequel est incrustée la serrure, nous sommes soulagés de constater qu'aucun grincement de filtre. Nous nous servons alors dans les réserves, sans pour autant nous surcharger. Il nous faudra être rapide et discrets. En outre, toutes les denrées périssables sont à proscrire. La viande séchée et le pain bien cuit sont donc privilégiés. De plus, nous n'oublions pas tous ces hommes qui restent derrière nous, que nous abandonnons dans les serres du servage et qui ne méritent pas de périr affamés par notre faute. Nous ne prenons donc que le nécessaire avant de refermer la réserve derrière nous et de quitter les lieux pour rejoindre une cachette toujours située dans l'enceinte de la forteresse et qui contient désormais des outils primordiaux pour un périple aussi risqué que le nôtre. Ainsi nous nous munissons de couchages, nous nous saisissons de couteau, nous nous répartissons des ustensiles de cuisine ainsi que quelques briquets.

   Finalement parés, les besaces pleines, nous franchissons le Rubicon et nous dirigeons vers le souterrain que notre chef s'est arrangé pour laisser libre de toute surveillance. Malgré cette confiance aveugle que nous avons en lui, cette cécité que la nuit nous impose nous incite à sans cesse jeter des coups d'œil dans tous les recoins situés sur notre court trajet. Une boule pèse dans mon ventre, résultat de cette journée de torture psychologique dont je ne serais libre qu'une fois les remparts franchis et loin derrière nous. Le salut nous apparaît alors, incarné par cette vielle porte de bois entrouverte qui laisse un temps notre chef intrigué avant qu'il ne l'ouvre de volée pour tomber nez à nez avec un chevalier tout juste armé de son épée mais qui ne tarde pas à donner une alerte tout en menaçant celui qui devait être notre sauveur de la pointe de sa lame iridescente sous la lueur des quelques torches accrochées alentour. Le désespoir nous gagne quand les bruits des talons sur les pavés se font entendre et se rapprochent. Il est inutile de nous battre. Le désespoir nous gagne car nous savons que nous sommes défaits. Le rêve a tourné au cauchemar. Cette vie nouvelle qui nous était promise n'aura jamais commencé. À-moins que la miséricorde de quelque seigneur nous sauve. Mais je n'en veux pas. Je ne veux plus de cette survie précaire dont je comprends rapidement qu'elle ne m'est même plus offerte. Des bras m'emprisonnent, et l'on me pousse sans ménagement jusqu'à ce que notre cercle d'hommes libres ne forme plus qu'une ligne, notre sauveur au centre. Le partage est de mise. Non celui du pain, mais celui du sort. Des cordes apparaissent rapidement autour de nos cous tandis qu'un noble en profite pour asseoir encore un peu plus son pouvoir sur notre malheur. L'un après l'autre, nous sommes conduits au bas d'un échafaudage robuste dont une poutre maîtresse nous est destinée. Nous sommes hissés sur des tonneaux et des amas de caisses tandis que la verve de celui qui était autrefois notre maître semble intarissable.

  Finalement, après qu'une éternité toute entière se soit écoulée, les supports de fortunes sur lesquels nous sommes hissés sont écroulés d'une simple poussée du pied méprisante de la part de l'orateur. Douze autres éternités ont le temps de s'écouler avant qu'enfin mon tour ne vienne. Durant ce temps, j'ai tout le loisir de prier mais aussi et surtout de me demander en quoi la mort est-elle si belle ? Mais que diable racontent toutes ses chansons sur ses guerriers héroïques morts dans l'honneur pour la gloire éternelle ? Pourquoi n'ont-elles jamais mentionné le craquement des os après le brusque arrêt de la chute des corps ? Pourquoi ont-elles oublié le désespoir dans le regard des plus résistants tentant tant bien que mal de s'accrocher à la vie en trouvant un nouvel appui pour leur corps gesticulant en vain ? Pourquoi n'ont-elles jamais rapporté la douleur de perdre nos frères les uns après les autres ? Pourquoi n'ont-elles jamais évoqué cette terreur chez celui qui attend son heure ? Nulle beauté dans la mort. Elle n'est que l'incarnation de la lie de ce que nous sommes. Injuste, terrible, elle met fin à tout espoir, elle interrompt tout exploit, elle nous prive de cette vie à laquelle nous n'avons pu goûter, elle nous prive de la vie, chose si précieuse dont nous n'avons qu'un aperçu bien trop lointain. Nous sommes des héros mais elle nous change en parias. Au-moins j'aurais pu découvrir ce qu'est vraiment la gloire. Cette pensée ne suffit toutefois pas à contrebalancer les regrets qui m'envahissent complètement, et désormais, irrémédiablement. Mon cœur est loin d'être apaisé quand je sens du mouvement sous mes pieds. Mon âme est tourmentée tandis que le dernier grain du sablier m'accompagne dans cette chute dont l'arrêt fatal m'épargne une affreuse agonie.

Bataille [Version "mobile"]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant