Les pieds dans la poussière

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1er juillet : derrière les persiennes, un mouvement. Une ombre striée se cache derrière la fraîcheur de ses volets tandis que sur l'asphalte luisent les heures trop chaudes des débuts d'été.

Aujourd'hui, sur les grands boulevards, implacable, le soleil transforme le goudron en une mer d'huile et de bourbon incapable de rassasier le corps usé des citadins fatigués. Je suis épuisée. Épuisée de mes journées trop molles, ces journées d'été qui ressemblent à la fin du monde où chacun se calfeutre, se planque, se dissimule et se terre, où les pics de pollution rendent la grande ville tout autant que ses habitants, irrespirables.

Souvenirs de mes dix-huit ans. Sous huit jours, les résultats du bac seront tombés, les passages en classe supérieure validés et les angoisses de fin d'année oubliées sous la peau brune des bronzages azurés. Malgré les volets fermés sur les baies de nos sentiments, plus rien ne se jouera à huis clos. Surexposition de nos vies sur la toile, de nos corps sous le soleil, de nos cœurs sans-dessus-dessous à l'orée de la fin du lycée. Une dix-huitième année où tout devrait s'ouvrir et commencer, année des grands amours et des grandes désorientations. Trouver ta voie, muer, sortir du cocon à coup de pied au cul. Alors que les hormones te font perdre la tête, assumer le choix de déterminer tes quarante années à venir, le costume que tu enfileras tous les jours de ta vie quand cela ne fait que quelques années que tu as le droit de choisir tes vêtements le matin. Quand papa et maman t'imposent encore tes horaires de sortie et cette chape inconsciente de finir ton assiette, quand ta seule idée de la liberté est de savoir que tu peux encore te miner la tête sans trop de conséquences le vendredi soir alors que dans quelques mois tu devras passer ton permis. Ta seule responsabilité, décider de laisser traîner ou non tes chaussettes sales, de tirer la couette ou de laisser ton lit dégueulasse le matin. Ta chambre d'ado comme première antre de ta vie d'adulte : huit mètres-carré d'espace de vie plus que difficiles à gérer et s'ouvre alors à toi l'espace d'une vie tout entière à déterminer.

Fin du lycée, fin de l'enfance, fin de l'insouciance, devant toi, l'horizon.

Devant, juste l'inconnu, l'x, le y d'une équation binaire aux allures d' insoluble. Continuer de vivre ou devenir adulte ? Devoir engoncer tous tes rêves dans la case réduite des études et du nom du métier que tu choisiras. Qu'est-ce-que tu veux faire dans la vie ? Voilà - être à l'âge où cette maudite question définira tout ce que tu es et deviendras. Juste là.

Jusque-là, tu étais un enfant, tu étais juste toi et tu vivais de cela sans aucun autre doute, aucun autre souci. Demain, tu seras tes choix. Ton choix de carrière, la grotte dans laquelle tu vas décider de te terrer, de t'enfermer avec les loups, les abysses des requins de ce monde ou la cavité secrète dans laquelle tu vas décider de creuser ton trou, de gratter la glaise, l'argile ou le marne, tes terres sablonneuses, tes rêves vivants jusqu'à découvrir tes plus belles pépites.

Te rappelles-tu qui tu étais, toi à tes dix-huit ans ? Te rappelles-tu de ces angoisses et de ces rêves d'écrire et d'être lue, de ces angoisses et de ces rêves de s'engoncer dans une voie trop étroite et de ces déterminismes déjà, de ces désillusions faussées qui nous disaient que les rêves ne sont pas faits pour se réaliser, que le vrai bonheur n'est pas pour tous, pas ici, pas dans des êtres comme nous, conditionnés à l'échec, à la trouille et à la croyance de ne pas savoir vivre.

Survivre. Voilà ce que je fais bien depuis tellement d'années. On avance sans trop respirer, sachant qu'à chaque pas on risque l'étouffement, l'asphyxie, la nécrose. On se soutient, on se supporte, on se confie, on se gratte le papier pour tenter de rassembler toutes ces parts de soi dispersées depuis l'enfance mais en vain, on s'essouffle, on s'épuise, on s'endort, on ne rêve plus mais on continue d'y croire tant bien que mal, sans bien, sans malle, sans mâle et sans lien, à mettre toute sa disgrâce, sa démotivation, sa nonchalance exiguë et infinie dans son désir de vivre. Car je veux vivre, je veux vivre. Je veux juste vivre et mourir et qu'on me foute la paix. Aucune peur de vivre, aucune peur de mourir mais sans qu'on me dise comment, sans qu'on me dise pourquoi, pour qui, pour rien, me déplacer dans ce monde du début à la fin.

Les pieds dans la poussièreWhere stories live. Discover now