Je prends l'argent que le petit garçon me tend. Il semble avoir des étoiles dans les yeux, c'est beau. Puis il court vers la sortie, tenant son livre contre son torse, comme s'il voulait le protéger. La porte s'ouvre sur toi, et le gosse, qui ne t'a pas vu, te fonce dedans. Tu recules, et ton regard change, une étrange lueur l'habite. Le gamin lance un petit "oups, pardon" en pouffant de rire mais tu poses sur lui des yeux meurtriers et tu lui dis "dégage" d'un ton tellement froid que c'en est effrayant. Le gosse semble aussi avoir peur parce qu'il s'enfuit, le regard larmoyant. Je ne comprends pas. Qu'est-ce qui te prend, tout d'un coup ? Tu fermes les yeux en te massant les tempes, puis tu enlèves ton manteau et ton bonnet avec un long soupir, les accroches au porte-manteaux et tu viens vers moi. Je croise les bras et te lance un regard que j'espère accusateur. Tu sembles le comprendre, parce que tu soupires encore et me contournes pour nous faire couler un café. Merci de m'ignorer, hein. Je me tourne vers toi.
-Je peux savoir pourquoi tu as réagi comme ça ? Il n'a pas fait exprès et s'est excusé.
Tu me tends une tasse, prends la tienne et t'installes sur mon vieux fauteuil.
-Pas maintenant, s'il te plaît.
Je souffle ; j'ai l'impression de revenir au lycée, quand tu étais un connard. Et j'aime pas du tout ce sentiment. Je me hisse sur le comptoir avant de te fixer. Peut-être que je réussirai à lire dans tes pensées, qui sait. Tu bois en silence, tu ne dis pas un mot. J'aimerais te prendre par les épaules et te secouer violemment pour te forcer à me parler. Oh, si tu savais à quel point j'en ai envie ! Mais je ne le fais pas ; j'attends. J'attends que tu ouvres la bouche de toi-même, que tu te confies volontairement. Parce que c'est ce qu'il faut faire avec les enfants à problèmes ; ne pas les pousser, attendre qu'ils se mettent à parler librement. Si ça fonctionne pour les enfants, ça devrait marcher aussi avec les adultes, non ? Je bois mon café en faisant bien attention à ne pas me brûler. Manquerait plus que ça. Les minutes s'écoulent beaucoup trop lentement, c'est un véritable supplice. Allez, putain, crache le morceau ! Je souffle, très bruyamment. Je me suis confié à toi, tu te rappelles ? Alors pourquoi toi tu ne veux pas ? Hein ? Tu penses vraiment que je suis du genre à crier tes secrets sur tous les toits ? Tu sais que j'ai déjà beaucoup souffert à cause de ce genre de choses, et tu t'imagines que je vais me comporter comme vous ? Sérieusement ? Comment tu peux être aussi con ? Si tu crois que je...
-Ce dont tu parlais, il y a quelques semaines.
Et maintenant tu me coupes dans mes pensées ! Connard.
-Quoi ce dont je parlais ?
J'ai pas envie d'être sympa alors que tu m'as fait attendre comme un con. Et en plus, quand tu parles enfin, c'est pour dire quelque chose qui n'a rien à voir !
-Quand le vieux est venu acheter un bouquin pour sa femme, quand tu lui as offert le livre. Tu te rappelles ?
-Bien sûr.
Bien sûr, comment oublier ? Il avait l'air tellement heureux, c'était magnifique. Contrairement à ton caractère, enfoiré.
-Tu as parlé de l'amour de lycée qui dure toute la vie.
-Et ?
-J'ai... J'ai failli le vivre.
Tu marques une pause. Je ne sais pas vraiment quoi dire. Alors je te laisse continuer.
-Enfin... c'était peut-être pas le grand amour des contes, mais on était bien, elle et moi. Tu sais, celle avec qui je sortais en terminale.
Bien sûr, que je sais. Je ne l'aimais pas. Je la trouvais trop prétentieuse, trop surperficielle, trop... avec toi.
-On avait prévu de se marier. Ça nous semblait être la bonne solution, on pensait fonder une famille, s'acheter une maison confortable, avoir un bon métier et vivre une vie tranquille.
-Et qu'est-ce qu'il s'est passé ?
Tu prends une grande inspiration, tu bois une autre gorgée de ton café avant de répondre.
-Elle est tombée enceinte plus tôt que prévu. Bon, c'était pas si grave, on avait déjà vingt-et-un ans et un bel appart. Nos familles étaient au courant et étaient prêtes à nous aider. Bon, elles ont beaucoup râlé, bien sûr, mais l'ont accepté. Ça a complètement changé nos plans, mais tant pis, il nous suffisait de trouver un métier un peu plus rapidement. On s'y est fait.
Deuxième grande inspiration. Tu finis ton café en une dernière gorgée.
-La grossesse s'est déroulée assez difficilement, on a bien galéré. On attendait vraiment impatiemment l'accouchement, parce qu'après, tout irait mieux. Tout irait tellement mieux.
Tu t'arrêtes encore. Et je ne sais vraiment pas quoi en penser.
-Quand elle a accouché, c'était génial. Je te jure, jamais je ne me suis senti aussi heureux. Et soulagé. Mais surtout heureux. Le médecin est venu me voir, il m'a regardé droit dans les yeux, et m'a dit "désolé."
J'écarquille les yeux. Tu n'as pas besoin d'en dire plus, j'ai compris. Mais tu ouvres à nouveau la bouche pour continuer.
-Je suis sorti pour m'aérer un peu l'esprit. À vrai dire, je n'étais pas sûr de savoir quoi penser exactement. Je me suis réfugié dans un bar à quelques rues de l'hôpital et je me suis bourré la gueule. Le lendemain, quand je suis rentré chez moi, il n'y avait plus ses affaires à elle. Son père est passé tout récupérer dans la nuit. Depuis, je n'ai jamais plus eu de nouvelles.
-Désolé.
Je sais, c'est un peu merdique, mais c'est tout ce que j'ai trouvé à dire. Je priais pour qu'un jour, toi aussi, tu sois détruit. Et bien voilà. Ma prière a été exaucée.
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18h18.
General Fiction18h18. Le samedi. Les pensées d'un jeune libraire. La venue hebdomadaire d'un ancien du lycée. Leurs rendez-vous dans la petite et vieille librairie merdique.