Ce soir-là, je vis Maerua se retirer dans ses appartements avec la grâce d'une reine. Je l'ai toujours vu grandir sans quitter mon rôle de mère, soucieuse de la sécurité, et du bonheur de sa fille. Mais aujourd'hui, l'évidence était frappante, je la voyais pour la première fois comme la princesse qu'elle était. Je pense que cet instant, aussi discret soit-il, enfoui au milieu du tumulte de la salle de bal, est celui où ma fille a pris son envol.
- Majesté, un messager venu d'Axarros est arrivé, il est porteur d'un message de l'Impératrice à votre attention.
Certes, les murmures de Jored s'adressaient au roi, mais j'étais assez proche de lui pour les entendre et comprendre ainsi que ce message était d'une valeur très importante. Une information anodine aurait pu attendre le lendemain. Cette soirée étoilée était annonciatrice d'un changement imminent. De quel ordre, de quelle ampleur... ? Je ne saurais le dire, mais j'étais certaine qu'un bouleversement allait se produire. Il est des moments comme celui-ci où mon passé me rattrape et où je retrouve encore certaines sensations que j'avais jadis abandonné...
- Très chère, je crains que je ne doive vous laisser avec nos convives, je dois m'entretenir avec ce messager.
- Faites donc, il est tard et beaucoup ne savent même plus où ils sont. Ils ne remarqueront pas que vous vous êtes éclipsé.
- Ah... les délices de la cour... !
Le sourire qu'il affichait était non sans inquiétude. Et je ne fus pas la seule à l'avoir remarqué, car les plus attentifs des gentilshommes présents suivirent le roi du regard, avant de me dévisager curieusement. En effet, jamais en vingt-six ans de règne, le roi n'a quitté son banquet d'anniversaire avant la fin des festivités, et surtout, sans avoir prononcé ses vœux pour le Royaume. C'est un acte largement plus politique que protocolaire.
Mes yeux croisèrent ceux de Neth, visiblement alerté par ce qui venait de se passer. Je baissais le regard, il le prit comme une invitation et en un instant il était près de moi.
- Y-a-t-il lieu de s'inquiéter ? il plongea ses yeux sombres dans les miens, en essayant de contenir son anxiété.
- Invitez-moi à danser.
- Est-ce si grave que cela Majesté ?
- Pourquoi dites-vous cela ?
- Nous voir danser va les distraire, et raviver des histoires enterrées, vous ne feriez pas cela si la raison de l'absence du roi était sans importance.
- Allons, de vieux amis ne peuvent-ils pas seulement partager une danse, sans arrière-pensée ?
- Bien sûr que si... Agatha.
Neth a toujours été un très bon danseur, il était fluide comme l'eau, capable d'épouser toutes les formes dans lesquelles la musique l'emprisonnait. Son sourire rayonnait au rythme des airs et son charme ne laissait personne indifférent. De temps à autre, j'arrivais à détacher mon regard de son visage fin, aux traits parfaitement dessinés, et je voyais que l'assistance était accaparée par nous. J'entendais même de murmures entre les notes, témoignant de l'aboutissement de ma tentative de distraction : « audace », « quelle grâce », « comment osent-ils » ... Cette dernière remarque m'arracha un sourire. Je me suis surprise à apprécier ce petit jeu de provocation, et je profitais pleinement de cet amusement lorsque Migar entra dans la salle. Son visage était décomposé, il avait l'air de subir toutes les misères du monde. Il avait les yeux baissés, en se dirigeant vers notre table. Il tendit la main machinalement en passant à ma hauteur, et je l'attrapais en lui emboîtant le pas.
Un silence de cathédrale se fit dans la salle et tous nous surveillaient des yeux. Je compris qu'il était trop tard pour essayer de cacher la teneur du message venant d'Axarros, et que Migar avait pris la décision de partager la nouvelle avec ses courtisans.
Il se tint droit devant l'assemblée et me fixa quelques secondes avant de s'adresser à celle-ci. Il était effondré, son regard était noir de colère, mais sa majesté inondait toute la pièce, captivant ainsi l'attention des convives.
- Mes chers sujets, aujourd'hui, plus que jamais nous nous devons d'être unis. Unis contre un mal qui ronge notre monde depuis les plus anciens de nos ancêtres. Il y a plus d'une centaine d'années, nos aïeux, ont vaincus les Sang-de-Sable et les ont repoussés au-delà du désert de Khaörn. Mais aujourd'hui, ils ont décidé de prendre leur revanche, et ils sont à l'apogée de leur renaissance. En tentant de protéger les terres de Welderion contre leur assaut, nos valeureuses guerrières axarrautes ont mené une campagne à l'orée de nos frontières. Et bien qu'elles aient réussi à les garder intactes, il y a eu des pertes.
Migar se tourna vers moi. Je vis ses yeux humides et une partie de moi compris ce qu'il lui restait à dire pour clore ce discours macabre. Mais la mère que j'étais ne pouvait se résoudre à une telle fatalité. Je fis mine de ne pas comprendre ce que le désespoir de son visage me racontait.
Il s'approcha de moi et me repris par la main. Ce qui m'encouragea à adopter la même posture droite et volontaire que lui. Un dernier regard nous unissait, comme une entente mutuelle de se tenir dignes de notre rang. Et c'est ensemble que nous nous tournâmes vers la salle.
- Nobles Seigneurs et gentes dames, le prince Eder a perdu la vie auprès des troupes patrouilleuses d'Axarros en accomplissant son devoir pour notre royaume. La douleur que nous ressentons aujourd'hui nourrira j'espère, notre volonté de s'engager, pour un effort militaire plus conséquent dans la protection de ce royaume.
J'affichais un air calme et résigné, malgré le tourbillon d'émotions qui bouillonnait en moi. Pour la seconde fois aujourd'hui, je prends conscience de la maîtrise que je ne peux plus avoir sur mes enfants. L'un est mort, laissant le rêve d'un royaume dans un monde qui lui est désormais étranger, et l'autre s'envolera bientôt, au-delà des montagnes enneigées du Royaume du Campanile...
Ce fut les dernières sensations que je retenais de cette soirée. Avant de me retirer, j'aperçus Neth qui mimait une révérence, face à Migar. Mon ami avait vieilli de dix ans.
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Reine de Coeur
FantasyIl n'est jamais simple de choisir entre deux facettes de soi-même. Il est tout aussi difficile de voir le désespoir de ses parents, grandissant de jour en jour. Mais le plus dur est de se convaincre soi-même, qu'on peut franchir les obstacles. Qu'on...