Chapitre I

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Mes premiers souvenirs sont plus des sensations, des sentiments, des odeurs, des couleurs. À mon sens c'est ce qui doit se rapprocher le plus du ressenti animal. Toute cette période qui va de la naissance aux premiers vrais souvenirs n'est donc faite que de perceptions. Ainsi, l'odeur des animaux, leur chaleur, la rudesse de ma couche, le froid et les bruits de la nuit, l'odeur des plats qui mijotent, la souffrance des punitions se mélangent pour ressembler à une sorte de rêve qui s'estompe lorsqu'on se réveille.

Certains souvenirs de cette période me reviennent de façon plus nette que le reste. Ce sont des images, des sensations, des odeurs très claires et précises dans ma tête, mais je ne pourrais pas dater exactement l'époque à laquelle elles remontent.

Puis toutes ces perceptions s'intensifient, et s'accompagnent de pensées et de réflexions. Ainsi, je me souviens des petites tâches que l'on me demanda assez rapidement d'exécuter, comme de donner à manger aux poules. J'aimais bien les poules, elles me picoraient les orteils qu'elles devaient certainement prendre pour des vers. Je leur apportais des épluchures et différentes sortes de grains. J'allais aussi récupérer les œufs frais le matin.

Il y avait également des chèvres, j'étais tenue de veiller à la propreté de leur abri et je devais leur apporter à manger chaque jour. Chaque année au printemps naissaient des chevreaux qui me tétaient les doigts, c'était une sensation vraiment amusante de sentir leur bouche sans dent tenter de les aspirer. Je m'attachais à chaque fois à ces petits, même si Alkar, mon père adoptif les tuait par la suite. C'était un déchirement. Alkar me forçait à assister aux exécutions des animaux afin, comme il le disait, de m'endurcir. Je pleurais chaque nuit qui suivait ce que je vivais comme un drame.

On avait également une mule, une gentille et placide bête qui effectuait ses besognes sans jamais rechigner.

Enfin il y avait les chiens, ils étaient quatre. Un ratier, un chien qui surveillait les bêtes et deux qui servaient essentiellement pour la chasse au gibier de taille moyenne. Ils passaient leurs temps à me suivre, me lécher et me mordiller. Régulièrement le ratier m'attrapait les vêtements et me secouait, il me faisait tomber presque à chaque fois, et quand j'avais le malheur de chuter dans la boue, je prenais une correction et je devais laver moi-même mes vêtements qui s'apparentaient d'ailleurs plus à des haillons à force. Mais je les aimais bien quand même, j'allais me pelotonner contre eux quand j'avais trop froid et quand j'avais besoin d'un réconfort qu'on ne m'accordait pas. J'aimais leur odeur de bête, de mousse des bois, de terre.

Puis on commença à me donner de vraies corvées. Je devais laver le linge à l'eau de la source qui coulait en contrebas de notre chaumière. Elle était fraîche en été et glacée en hiver, je devais en casser la glace avant de pouvoir y laver le linge. Mes doigts devenaient rapidement rouges et gourds, c'était très douloureux, mais encore plus quand j'avais enfin fini et que je devais étendre ce que j'avais lavé. Pour peu qu'il y ait ne serait-ce qu'un brin de vent et le linge presque pétrifié venait claquer contre mes doigts gelés, j'en pleurais à chaque fois. Le pire était quand le sang recommençait à y circuler et à les réchauffer, la douleur était insupportable.

Lorsque j'avais environ dix ans, je ne me réveillai assez tôt un matin pour entamer mes corvées comme je le faisais chaque jour aux aurores. Devia, ma mère adoptive en conclut que la paillasse sur laquelle je dormais devait être trop confortable. Je dus ainsi passer les deux nuits suivantes avec les chiens, à l'extérieur, sans toit ni couverture. C'était le genre de petites cruautés quasi quotidiennes que je subissais. Alkar et Devia me dressaient plus comme ils le faisaient avec leurs chiens, par la crainte, la douleur et la punition que comme une enfant, il n'y avait ni respect, ni chaleur humaine, ni affection.

Astria Tome I MétamorphoseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant