Chapitre 1

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Mai 1916

Ce fut le sifflement strident de l'obus qui réveilla Marie en sursaut. Immédiatement, elle plaqua ses mains sur ses oreilles, attendant avec appréhension l'explosion. Celle-ci ne tarda pas et c'est dans un spectaculaire et effroyable grondement qu'elle résonna avec force à travers les collines, les champs et les bois verts. La jeune femme serra les dents avec rage, ses doigts protégeant toujours ses fines oreilles douloureuses et frémit lorsqu'elle sentit les murs de la pauvre maison trembler et vaciller comme la gelée de Mme Bonemine.

Elle s'assit sur son lit, le cœur battant, les mains tremblantes, le dos trempé de sueur. Cela faisait bientôt plus d'une semaine que les combats avaient repris sans interruption. Nuit et jour, la guerre hurlait sans cesse et réveillait Marie dans ses horribles cauchemars qui ne cessaient de la hanter. Cependant, cette nuit, le grondement des canons et la pétarade de l'artillerie semblaient encore plus proches et violents.

Marie regarda autour d'elle. Un noir profond et impénétrable enveloppait la minuscule chambre ; la nuit régnait. Elle entendit près d'elle le souffle calme, tranquille et rassurant de son frère qui se mêlait à l'écho des rugissements des canons. Elle se laissa longtemps bercer par cette respiration douce et sereine, cette respiration d'enfant, légère et insouciante qui l'apaisait chaque nuit.

Puis, totalement éveillée, elle se leva dans un soupir et s'approcha avec précaution de la seule fenêtre de la pièce. C'était un minuscule morceau de verre qui jetait une petite tache rectangulaire de lumière dansant sur le plancher vermoulu. Elle tenta d'apercevoir à travers le carreau sale, moucheté de crasse et de poussière, les étoiles scintillantes comme des lucioles de la voûte nocturne. Cependant, le ciel restait désespérément vide et noir. Seules, parfois, de longues trainées sanglantes déchiraient le voile obscur et froid de la nuit.

Marie ne put s'empêcher de frissonner. Bien que le grondement du canon appartenait depuis bientôt presque deux ans à son quotidien, une peur irrationnelle commença à lui broyer le cœur et le ventre. Pourtant, Marie était loin d'être une jeune femme peureuse. Elle ne hurlait pas à la vue d'un rat des champs, elle ne tremblait pas devant le grondement du tonnerre, et ne fléchissait jamais en grimpant jusqu'à la cime du grand tilleul de M. Vertevigne. Cependant, lorsqu'elle se réveillait la nuit, seule, et que la guerre assourdissante autour d'elle hurlait, une peur profonde et indéfinissable, comme un monstre infâme, rongeait son corps et son esprit. Il se répandait peu à peu comme un puissant venin dans le creux de son ventre, envahissant son corps, pétrifiant touts ses membres de son mal ignoble.

Un nouveau sifflement retentit. Le grondement résonna d'une force plus impressionnante encore. La petite vitre trembla comme du cristal sous les jointures blanches des longues mains de Marie. Elle ferma les yeux et colla son front à la fraicheur du carreau sale.

Elle savait que la guerre était apparue au moment même de l'avènement de l'humanité. Les hommes étaient des êtres belliqueux et complexes, régis par des pulsions et des passion parfois dévastatrices. Depuis la nuit des temps, la guerre avait apporté son lots de souffrances, de drames et de malheurs. Elle se délectait avec cruauté de l'épouvante des morts et de la haine des vivants et n'apportait que désespoir et désillusion. Pourtant, cette guerre qui s'éternisait et s'enlisait de plus en plus profondément, n'avait rien en commun avec tout ce qu'elle avait pu apprendre ou entendre. Les morts pleuvaient toujours plus drus. Leur nombre même semblait inqualifiable. Des centaines de milliers de morts. Que cela représentait-t-il vraiment ? Elle n'en savait rien. Même les nuées d'étoiles qui restaient obstinément dissimulées ne pouvaient être aussi nombreuses.

La violence n'avait jamais été aussi cruelle et puissante. Les blessures n'avaient jamais été aussi horribles et profondes. La science qui devait selon les plus grands génies et chefs d'état subvenir au besoin de la population, mettait plus d'ardeur à construire des armes de guerres qu'à trouver un moyen d'arrêter ce désastre. Jamais quiconque auparavant n'avait imaginé des armes à feu si puissantes, des bombes si meurtrières et des gaz asphyxiant toute trace de vie.

Construire pour détruire. Voilà à quoi en été réduit l'humanité.

Cette guerre c'était la fin du monde même. Le monde s'entretuait avec une violence, une démence, une fureur jusqu'alors inimaginable. Il avait perdu tout sens de raison. Le monde était devenu fou.

Remuée jusqu'au fond du cœur par ces sombres pensées, la jeune fille regardait désespérément le ciel noir et violet, éclaboussé de sang et d'or, en pensant aux hommes qui mourraient en ce moment même dans des souffrances atroces et effroyables, se battant pour une cause qu'eux même n'étaient pas sûrs de réellement comprendre.  

Alors plus désemparée et perdue que jamais, le cœur meurtri et l'esprit torturé, Marie laissa glisser doucement, le long de sa joue veloutée, une perle d'eau salée, aussi rare, pure et précieuse que le sont les larmes d'enfant.



Le chant de l'alouetteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant