Chapitre 2

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Le jeune homme fut projeté avec violence sur le sol. Une gerbe de boue, de terre et de poussière l'ensevelit, pénétrant partout, sous son casque, son uniforme, ses chausses, son pantalon, sa chemise... Il se releva maladroitement, sonné et hébété. Puis il reprit sa route chancelante, trébuchant contre les mottes de terre et les éclats d'obus.

Soudain, dix mètres devant lui, il vit s'élever une longue carcasse de taule qui devait appartenir, dans des temps anciens, à une voiture ou un toit de chaumière. Il courut maladroitement, puisant dans ses dernières forces, jusqu'à l'abri providentiel. Il se laissa glisser derrière, profitant durant quelques instants du repos que lui offrait cette protection précaire. Il s'accroupit, le visage dégoulinant de sueur et tenta de happer l'air afin de soulager ses poumons en feu.

Un nouvel obus s'écrasa à quelques mètres de lui dans un grondement assourdissant. Le jeune homme grimaça de douleur, les deux mains couvrant sa tête, tentant de se protéger vainement des éclats meurtriers. Puis, le calme revint soudain. Il souffla, mais ses sens n'étaient plus que jamais en éveil. Il savait combien cette période de répit pouvait être brève et que le bombardement pouvait rependre d'un moment à l'autre, toujours plus violent. Il patienta longtemps dans la même position ; tous ses muscles tendus, le cœur vibrant comme une corde de violon, voulant sortir de sa poitrine. Cependant, il profita de cette paix relative et éphémère pour tenter de résumer le sort de sa situation.

Voilà à présent plus d'un an qu'il était parti de son bon vieux Londres qu'il n'avait auparavant jamais quitté. Un an qu'il vivait un véritable enfer dans les tranchées de France. Un an dans la boue, les rats, la misère, le faim, la soif, le froid. Un an dans les souffrances, les peines, les drames, les cris, les pleurs, les morts. Un an d'angoisses, de craintes, d'alarmes veines, de désillusions, d'attente et de désespoir.

Tous les jours, il y avait l'attente et le silence insupportable dans la pluie, le brouillard et le froid. Puis, après l'égrènement interminable des heures, le coup de sifflet, ce glas des tranchées, annonçait la boucherie prochaine. Alors, on hurlait, on sifflait, on s'époumonait en courant dans la boue et les barbelées, fauché par centaines par les balles, les obus et les lames qui perçaient les tympans. Puis on rentrait lamentablement, vidé de tout espoir, de toutes illusions, plus déchanté que jamais, laissant derrière soi les amis morts et blessés, engloutis par la boue et le sang.

Cependant, depuis plus d'une semaine, les obus pleuvaient sans discontinuité. Et la nourriture et l'eau semblaient s'assécher aussi vite qu'un ru dans le désert. Pénurie de vivre, avait simplement annoncé le commandant. On avait donc envoyé le « green »* et trois autres de ses compagnons partir à la recherche des précieux vivres à travers le dédale de boyaux reliant la première ligne de front à l'arrière.

Malheureusement, aujourd'hui, le sort n'avait pas joué en leur faveur. Un obus avait éclaté à proximité du convoi, et le cheval que le jeune soldat guidait, un brave et robuste canasson roux, avait paniqué. Roulant ses yeux affolés, il s'était cabré sauvagement, manquant de piétiner le jeune homme. Totalement épouvanté, il avait tenté de s'enfuir, mais dans sa tentative désespérée, une roue de la charrette s'était enfoncée profondément dans la boue. L'animal était alors devenu une véritable bête furieuse. Il hennissait, se cabrait, ruait, donnait des coups de dents, de sabots, balançant frénétiquement sa grande tête, ses lèvres émoussées d'écume. Mais chaque gesticulation ne faisait que l'embourber davantage. Rapidement, le marécage atteint le haut de son genou. Le jeune soldat, quant à lui, tentait en vain de calmer sa monture déchainée, mais ses cris et ceux de ses camarades ne faisaient qu'accentuer la panique de la bête.

Puis, elle hennit avec une telle force que le jeune homme se demanda si elle n'allait pas mourir sur le champ, lorsqu'un horrible sifflement strident lui perça les tympans. Son cœur rata un battement, puis il sentit ses pieds décoller du sol, et il fut expulsé comme un vulgaire bouchon de champagne. Il s'écrasa avec violence sur la terre meuble. La seule chose qu'il sentit avant de plonger dans un abime sans fin fut une douleur fulgurante et monstrueuse lui vrillant le crâne.

Lorsqu'il reprit conscience, la nuit était depuis longtemps tombée. Une douleur affreuse lui perçait la tête entière tandis que chaque inspiration était pour lui un véritable supplice, la douleur venant probablement d'une côte fêlée. Un sifflement long et strident résonnait à ses oreilles.

Il tenta de se relever, hébété et sonné. La tête lui tournait et tout semblait être enveloppé d'un brouillard épais. Il hurla le nom de ses compagnons. Aucune réponse. Il hurla de nouveau, dans un cri rauque, presque inhumain, mais seul l'écho des canons lui répondit. Il commença à courir, criant toujours. Soudain, au loin, il vit une masse sombre se détacher de l'immensité du ciel noir. Il tituba jusqu'à elle, puis il s'affaissa à genoux, le cœur haletant d'espoir. D'une main tremblante, il palpa le dessous de l'uniforme du soldat. Bientôt il sentit la douceur de la peau sous ses doigts. Une peau froide et tendue. Une peau de fantôme. Mort. Il s'entendit hurler, mais aucun son ne lui parvint, le brouillard sembla s'intensifier devant ses yeux, bouchant ses oreilles. C'était impossible. Tout cela n'était qu'un affreux cauchemar. Non tout cela était impossible pensa-t-il. Il allait se réveiller dans son lit moelleux, sous ses draps chaud, là-bas à  Londres. Ce n'était simplement qu'un mauvais rêve. Tout était impossible. Mais l'affreuse vérité éclata au plus profond de son être, lui serrant le cœur d'une étreinte mortelle. Morts, ils étaient tous morts.

Épouvanté il tenta de s'éloigner du corps du soldat sans vie. Il voulut s'enfuir, mais il trébucha et il se sentit tomber en arrière. Il roula sur le côté et tomba avec gaucherie dans la flaque de boue. Lorsqu'il releva la tête, ses yeux croisèrent deux grands cercles noirs brillant d'une obscure lueur. L'éclair rouge d'un canon zébra le ciel et il vit se découper la silhouette cadavérique du cheval roux qui se débattait avec fureur, quelques heures auparavant. Son immense tête de monstre fantomatique le surplombait, le fixant de son regard vide et dénué de vie, figé dans l'effroi et l'horreur de la mort.

Un haut de cœur le fit vaciller tout entier. Il essaya tant bien que mal de s'extraire du bourbier qui lui paralysait les membres. Il y arriva enfin, et dans un dernier cri de rage et de désespoir, il courra, titubant, pour tenter de s'enfuir de cet enfer.

Habité d'un désir indéfinissable, il courait sans se retourner, le visage ravagé de larmes et de sang. Il ne s'était jamais arrêté jusqu'à maintenant, derrière cet abri de taule. Sa tête le lançait toujours horriblement, et sa côte brisée lui faisait subir le martyr. Il se massa les tempes et osa un coup d'œil derrière son refuge. Rien. Il prit en grande inspiration et décida de quitter sa cachette. Mal lui en pris car l'instant d'après un énième obus explosa dans une gerbe de feu et de terre. Cette fois-ci, le jeune soldat sentit une douleur insupportable lui transpercer l'épaule gauche. Il beugla dans un cri rauque de souffrance sous le coup de la douleur. Il se laissa tomber sur le sol, la main agrippant son épaule blessée. La chaleur du sang rouge s'écoula doucement sous ses doigts poisseux. Transis par la douleur, il arriva tout de même à se relever. Un seule pensée l'obsédait : partir. Partir loin d'ici. Partir loin là-bas. S'enfuir de l'enfer, s'enfuir du cauchemar. Alors il se remit à courir, chaque pas meurtrissant son épaule, ses côtes et sa tête.

Parfois, il courrait, l'esprit exténué, lourd de chagrins et de peur, le désespoir envahissant chaque pensée, alors seules ses jambes lui permettaient d'avancer. Parfois, il courrait, le corps éreinté, souffrant d'une douleur insupportable, alors seul son esprit déterminé lui permettait de continuer.

Il trébuchait, tombait, glissait, dans la boue et le froid, mais il se relevait toujours, courant et rampant à la fois. Pour aller où ? Lui-même ne le savait. Il courrait, loin, très loin, c'est tout. Pour échapper aux hurlements des canons, à l'horreur de la guerre et l'effroi de la mort.

Il continua sa course sinueuse et chancelante la nuit entière. Ce fut seulement lorsqu'il entendit le chant lointain d'un oiseau que ses jambes fléchirent sous son corps souffrant et exténué. Il tomba à terre et ne se releva pas. La dernière chose qu'il sentit fut l'odeur de l'herbe fraiche de rosée lui emplissant les narines.

*"green" est le surnom du jeune soldat. Il est issu de l'adjectif anglais "greenhorn" que l'on pourrait traduire par "jeunot" ou "blanc-bec".

Le chant de l'alouetteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant