Te voilà. Encore toi. Toujours toi. Toujours à l'heure, hein ? Dix-huit heures dix-huit. Dix-huit heures dix-huit, le samedi. Depuis quoi, dix, onze mois ? Tu es trempé à cause de la pluie, et tu accroches ton manteau et ton bonnet dégoulinants à ta branche du porte-manteaux. Les gouttes d'eau s'écrasent sur le sol en suivant un rythme presque régulier. Parfois, l'une d'elles met un peu trop de temps à tomber, et ça donne envie de secouer le manteau ou le bonnet pour la faire chuter une bonne fois pour toutes ; c'est tellement frustrant. Je sens ton regard sur moi, tu dois te demander ce que je fous à observer des gouttes d'eau tomber de ton manteau et ton bonnet. Je m'arrache finalement à leur contemplation et lève les yeux vers toi. Ton visage ne reflète pas d'interrogation, d'amusement ou d'impatience. Seulement de l'attente. Tu es neutre, tu ne me prends pas pour un dégénéré mental, tu attends simplement que j'aie terminé. Mes yeux croisent les tiens, bleus, ou vert ; ils sont d'une couleur étrange, j'arrive pas à me décider s'ils sont plus bleus que verts ou plus verts que bleus. Mais ça fait un joli mélange. Tu t'avances d'un pas, et moi je m'empêche de reculer. C'est devenu une habitude, au lycée, tu sais ; l'habitude de reculer quand quelqu'un s'approche de moi, parce qu'au lycée, s'approcher de moi équivalait à me menacer, ou à me frapper, parfois. C'est un vieux réflexe. Mais toi... toi tu ne vas pas me frapper, ou me menacer, n'est-ce pas ? Tu sais, au lycée je rêvais qu'un jour tu t'approches de moi ; pas pour me frapper ou me menacer, non. Je rêvais que tu t'approches de moi pour m'embrasser. J'en rêvais et puis après j'en riais, parce que sérieusement, toi, embrasser un mec ? Surtout le gay asocial qui a tué son père ? Et puis je pleurais, parce que "arrête de rêver, mon vieux, tu te fais du mal pour rien." C'est ce que je me répétais à chaque fois. Pour arrêter de rêver. Tu es tout proche de moi à présent, et je crois que tu vas dire quelque chose. Tes lèvres se séparent, tes poumons emprisonnent une fraction de seconde ton souffle, ta voix franchit la barrière de tes dents blanches, s'élance dans l'air un peu trop frais de ma petite et vieille librairie merdique, et atteint mes oreilles, puis mes tympans, puis mon cerveau.
-Si tu pouvais changer une chose de ta vie au lycée, qu'est-ce que ce serait ?
-C'est à dire ?
-Par exemple, si tu pouvais retourner dans le passé et faire quelque chose que tu n'as jamais osé faire, qu'est-ce que tu ferais ?
T'embrasser. Sans hésiter. Mais tu peux toujours rêver pour que je t'avoue ça. Sérieusement, c'est une question piège, pas vrai ? Tu t'attends à ce que je me dévoile, que je sois affaibli, pour qu'ensuite tu puisses détruire le peu de vie qu'il me reste. Alors je hausse les épaules, parce que c'est tout ce que je peux faire.
-J'en sais rien, peut-être foutre une droite au prof de maths que j'avais en Seconde, qui me rabaissait à chaque cours sous prétexte que je voulais aller en L et que je ne faisais soit-disant aucun effort dans sa matière.
-Et tu en faisais ?
-Bien sûr. Je passais des nuits blanches à essayer de réviser ses putains de contrôles.
Tu ris ; ne ris pas, c'est vraiment pas drôle, et puis toi non plus tu n'avais aucun talent pour les maths. Puis tu souris. Tu souris, de ton sourire que tu ne réserves, je le sais, qu'à moi.
-Et toi, qu'est-ce que tu ferais ?
C'est sorti tout seul, mais j'ai besoin de savoir. Et puis de toute façon, tu l'as aussi posée pour toi, cette question. Parce que quand on pose ce genre de question, c'est parce qu'on a envie d'y répondre. C'est comme les "ça va ?" Ou "tu as fait quoi ce week-end?" On ne les pose pas vraiment par intérêt pour la personne. Pas du tout, même. C'est seulement parce qu'on a envie de dire que "ça va super" ou "ça va vraiment pas" pour telle ou telle raison, ou "ce week-end je suis allé à une putain de soirée !" Aucune question de ce genre n'est posée par simple intérêt pour l'autre. Tu t'approches encore de moi, et je ne recule pas, parce que tu ne vas pas me frapper ou me menacer. Tu t'approches jusqu'à être à un souffle de distance, et tu poses tes mains sur le comptoir derrière moi, tes bras m'emprisonnent, tu te penches légèrement pour être à hauteur de mon visage, pour sceller nos regards, ton regard bleu-vert dans le mien. Tu vas essayer de me tuer, avec ton regard, pas vrai ? Tu vas me tuer parce que c'est ça que tu ferais, c'est ça que tu n'as jamais osé faire au lycée. J'aimerais fermer les yeux, pour ne pas te voir me tuer, mais j'y arrive pas. Je suis complètement bloqué, je ne peux ni bouger ni parler. Attendre. C'est tout ce que je peux faire. Attendre ma mort, comme un putain de condamné. Je sens ton souffle sur mes lèvres, qui me nargue. Tu ne souris plus. Le temps s'est figé ; je n'entends plus la pluie battre contre la fenêtre, je ne sens plus l'odeur apaisante du papier de mes livres. Je vois seulement tes yeux, qui me transpercent, je perçois juste ton souffle, qui me nargue. Tu me fais peur. Horriblement peur. Je crois que tu t'approches un peu plus encore. À moins que ce ne soit que le fruit de mon imagination. Non. Non, c'est pas le fruit de mon imagination. Parce que maintenant, je vois bien tes yeux. Et je comprends pourquoi j'arrivais pas à bien distinguer leur couleur. Parce que ton œil droit est plus vert que bleu et ton œil gauche est plus bleu que vert. Tu es près, beaucoup trop près de moi. C'est vraiment pas bon pour ma santé mentale. Tu vas me tuer. Tu vas me tuer. Tu vas me tuer. Tu vas me tuer tu vas me tuer tu vas me tuer tu vas me tuer tu vas me tuer tu m'embrasses. Je serais incapable de dire combien de temps tu m'as embrassé, mais pour moi, ça a duré le temps d'une seconde d'une éternité. Tu recules, tu me regardes encore, puis tu jettes un coup d'œil au livre posé sur le comptoir. Celui qu'on devait lire en cours, que tu n'as jamais terminé. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais j'avais envie de le relire. Et tu me regardes à nouveau. C'est étrange, il y a quelque chose dans tes yeux, une sorte de lueur que j'ai jamais vue avant. Pas comme la fois où le gamin t'est rentré dedans, non, c'est autre chose. Tu m'attrapes le poignet droit et tu m'entraines entre deux rayons.
-Assieds-toi, tu me dis.
Et j'obéis. Tu te diriges vers la porte, et tu enclenches le mécanisme pour fermer les volets roulants. Toute ma petite et vieille librairie merdique se retrouve plongée dans le noir, on parvient juste à distinguer les silhouettes. Tu avances vers moi, tu t'agenouilles et tu m'embrasses, encore. Je ne comprends rien. Je ne comprends rien à ce qui m'arrive. Je ne te vois même pas dinstinctement, mais je me laisse faire, parce que tu es vachement plus expérimenté que moi dans ce domaine. Je crois que tous mes fantasmes de lycéen se réalisent d'un coup. Tu es là, tu es partout et moi j'aime ça. J'ai envie de crier "vous voyez, le mec que vous idolâtriez tant au lycée couche avec le mec que vous méprisiez pendant trois putain d'années!" à tous les anciens du lycée. Mais je ne le fais pas. Parce qu'ils ne m'auraient pas entendu de toute façon, et que je suis incapable de sortir ne serait-ce qu'un son. Je me suis simplement laissé porter par tes mots, tes soupirs et tes gestes. Et puis maintenant, j'ai mal. Un peu. Toi tu te redresses, j'ai peur que tu t'enfuies parce que c'est ça que les gens font ; ils baisent, et ils s'enfuient. Tu te rhabilles, alors je fais pareil, je me rhabille aussi, pour pas avoir l'air d'un con. Tu te passes la main dans les cheveux, s'il te plait ne pars pas ne t'enfuis pas. Je ne vois pas ton visage, tu es de dos et ça me fait peur. Parce que je ne peux pas deviner ce à quoi tu penses.
-C'est ça.
C'est ça ? C'est ça quoi ? Tu dois avoir un super pouvoir, parce que tu sais que je suis confus alors que tu es toujours dos à moi. Tu ajoutes :
-C'est ça que je ferais.
Tu te retournes, tu me souris.
-Pourquoi tu ne l'as pas fait au lycée ?
Tu hausses les épaules.
-J'étais un petit con qui avait plein d'amis et une copine super bonne. Je ne voulais pas prendre le risque de tout perdre.
Je hoche la tête. Je confirme, tu étais un petit con. Tu marches vers la porte, enclenches à nouveau le mécanisme pour, cette fois, ouvrir les volets avant de te diriger vers le comptoir ; tu attrapes le livre qui gît dessus, de ton autre main tu sors un billet de vingt euros de ta poche, tu le poses à la place du livre. Puis tu repars vers la porte.
-Il ne vaut que onze euros cinquante, je dis.
Tu ouvres la porte, fais un pas en avant, te retournes et dis :
-Alors tu me rendras la monnaie samedi prochain.
Et tu t'en vas. Je ne sais pas vraiment à quoi je suis censé penser dans une telle situation, peut-être que tu ne reviendras pas ou que tu nieras complètement les faits. Mais pour l'instant, je m'en fous. Parce que, pour la première fois depuis dix, onze mois, tu m'as acheté un livre.
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18h18.
Ficción General18h18. Le samedi. Les pensées d'un jeune libraire. La venue hebdomadaire d'un ancien du lycée. Leurs rendez-vous dans la petite et vieille librairie merdique.