XXI Palace, Londerplatz, mars 2104
Assise sur les épais coussins satinés du salon bleu, le regard perdu dans le vide, Hannah songeait, comme elle le faisait de plus en plus ces derniers temps. Elle était accoudée au dossier d'un long canapé molletonné à l'armature de bois ancien, et ses doigts écartés ébouriffaient distraitement ses cheveux épars toujours aussi délicieusement dorés. Elle portait une de ces robes de jour d'un blanc argenté comme elle avait pris l'habitude d'en revêtir depuis qu'on lui avait dit que cela soulignerait sa pureté. Quelle ironie. Même son peuple n'y croyait plus.
Ah ! Elle était lasse, terriblement lasse. Cela faisait si longtemps... Si longtemps que tout était fini... Qu'elle était entré dans cette vie... Dix-sept ans désormais qu'elle vivait au palais en tant que Hannah Ière d'Allemagne-Autriche-Hongrie. Elle n'en voyait plus le commencement, mais n'était pas non plus assez ouverte sur le monde futur pour en apercevoir la fin. De plus en plus souvent cette sensation d'étouffer la prenait à la gorge, à la tête ; son corps entier criait pour lui demander un air nouveau, plus frais, plus proche de la nature, moins prétentieux et moins royal. Elle avait perdu en quelque sorte son œil critique ; elle eut été incapable de dire si elle s'était adoucie côté austérité – mais elle doutait fort ce fut le cas. La tournure qu'avaient pris les événements, ou plutôt, le cours de sa vie semblait n'avoir été fait que pour l'endurcir. Oui, la vie avait asséché son cœur en y bâtissant des murs impénétrables, et l'avait rendue implacable et froide. Certes, elle n'était pas née la plus généreuse âme du monde – quoique, dans ses lointains souvenirs, elle fut une enfant fort agréable –, mais tout semblait avoir été fait pour la séparer des autres, l'isoler tout en la plaçant au centre. Elle avait le pouvoir, mais c'était bien tout. Rien n'était facile. Elle payait les conséquences de chacune de ses actions au quotidien. Elle vivait avec des ombres autour d'elle, ils noircissaient son aura et ne lui laissaient jamais de répit. Parfois dans ses rêves obscurs Clemence l'aveuglait à nouveau avec ses doigts, elle lui hurlait dans les tympans qu'elle était morte par sa faute. Parfois elle voyait Flu aussi – ou du moins elle l'imaginait, car elle n'avait jamais pu la voir –, et elle pleurait en silence devant elle, une corde ensanglantée autour du cou. Permien et Caïrn, qui avaient laissé leur vie entre les mains de Karey Daa, lui apparaissaient parfois aussi ; ceux-là lui reprochaient de n'avoir pas su venir à bout du monstre plus vite. Mais tous ces fantômes n'étaient que de rares gouttes dans un océan de noirceur, au vent glacial et aux écueils mortels – et c'était océan, c'était l'âme d'Hannah, c'était son jardin intérieur. Elle avait fait tant de choses terribles... elle n'était pas sûre de les regretter, mais il lui semblait tout de même qu'elles l'empêchaient de vivre. Malgré le bonheur potentiel qu'elle avait rassemblé avec les années, elle semblait n'être jamais satisfaite. Elle ne savait plus si elle aimait les siens. Elle ne comprenait plus ce qu'était l'amour. Elle avançait, et elle meurtrissait ceux qui tenaient encore à elle sans s'en rendre compte. Peut-être qu'eux ne disaient rien par pitié pour elle. Il lui semblait qu'elle était déjà à la fin de sa vie... Et en même temps...
Dietr.
Il était toujours là. Il n'avait jamais quitté ce recoin de sa tête qu'il s'était aménagé. Il avait refusé de partir, même au fil des épreuves, même au fil des ans. Il n'y avait pas que son souvenir. Il y avait des paroles, aussi, qui vibraient dans les oreilles d'Hannah au milieu du silence. Il y avait ces quelques sensations fugitives, souvenirs tactiles du temps passé, qui réchauffaient le cadavre de son cœur et chatouillaient furieusement le bout de ses doigts. Elle n'avait pas oublié ; elle n'oublierait jamais – ou du moins c'était ce qu'elle se répétait sans cesse. Parfois dans ses rêves elle le voyait, mais son visage lui échappait. Alors elle se réveillait en sueur, elle étouffait ses cris dans son oreiller. Non... elle n'oublierait pas... Elle n'oublierait pas, car c'était la dernière chose qui la conservait en vie. Elle n'oublierait pas, car elle avait besoin de ces souvenirs pour soutenir chacun de ses pas, pour détruire de temps à autres les ronces qui déchiraient sa cage thoracique et s'enroulaient autour de sa gorge. Au fond d'elle-même, elle était vide. Elle ne savait presque plus parler pour être aimable. Elle était sèche, presque morte ; et cette sécheresse résonnait dans ses paroles.
Il n'y a plus rien...
C'était faux ; elle le savait. Il y avait ses souvenirs. Tant qu'elle pouvait sentir le sang battre dans ses veines, ils continuaient à vivre au fond du gouffre de ses pensées. Il y avait les questions sans réponses, qu'elle laissait se heurter d'un bord à l'autre de son crâne, et dans des abysses infinies. Et puis enfin, il y avait les vivants... Mais eux s'effaçaient peu à peu ; et elle sentait que bientôt, elle ne le verrait plus.
Si elle pouvait ne vivre que dans ses souvenirs, alors elle le reverrait ; c'était pour cela qu'elle ne pouvait pas l'oublier. Mais elle ne l'oublierait pas. Bientôt quinze ans, et elle ne l'avait pas oublié. Il était toujours là... constamment... elle pouvait le voir... sa cape violette dansant derrière lui... la dureté de son regard fondant à sa vue...
– Maman !
Hannah rouvrit brusquement les yeux, ramenée terriblement à la réalité. Une magnifique jeune fille de quinze ans, aux cheveux châtain mi-longs, au regard bleu farouche et en cet instant d'une terrible dureté marqué par des sourcils dessinés à la perfection, venait d'entrer dans le salon. Laissant sa robe blanche retomber sur ses formes gracieuses, elle posa ses poings sur ses hanches avec un air d'impatience presque effrontée.
– Maman, le Chancelier Karden te cherche, interpella la nouvelle venue d'une voix plus sévère encore que son beau regard. Ce n'est pas à moi de régler tes problèmes ; il serait temps que tu émerges un peu.
Hannah se redressa ; elle n'avait pas le courage de commencer à rabrouer sa fille pour son manque de respect.
Bonjour à tous ! J'espère que vous êtes enthousiastes pour le début de ce dernier volet de la série Les XXIs ! N'hésitez pas à partager vos premières impressions, surprises et attentes en commentaire :) Et si vous pouvez me proposer une couverture plus élaborée, n'hésitez pas ^^
Je suis très heureuse d'être encore là, deux ans et demi après avoir publié le premier segment du tome I. Même s'il n'y a presque plus personne ici, je suis quand même ravie que vous soyez là et je vous aime ! alors manifestez-vous ;3
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Les Derniers (Les XXIs, livre IV)
Fantasy☞ Tome I : XXI -Le Bagne ||Seize ans ont passé. Leurs descendants seront-ils à la hauteur ?|| ~Les Derniers~ 2104. Tant de choses ont changé au palais... Qu'est devenue la relation d'Hannah et de Dietr ? Et celle de Maïke et d'Örka ? Les XXIs ont b...