Les étoiles pâlissaient doucement, jetant leur dernier scintillement sur la campagne endormie, enveloppée d'un dais vaporeux. Au loin, le ciel se parait du voile clair et pur de la douce et belle Aurore. Au détour des vignes verdoyantes, en bas de la longue silhouette de la montagne de Reims, retentit le chant fier et retentissant du coq. Dressé fièrement sur ses ergots, la crête rouge en panache, l'œil hautain, il détailla les petites maisons de pierre au toit de chaume.
Verzy était un petit village comme on en trouvait partout en Champagne. Bien qu'il semblait y régner un certain dénuement, tout y était propre, rangé et ordonné. Les écuries, les granges et les chaumières modestes étaient bien entretenues, l'eau du lavoir était claire et pure et les rues dégagées étaient agrémentées de longs arbres à l'ombre rafraichissante et de parterres de fleurs colorées. Les vignes en contrebas se paraient de feuilles d'un joli vert tendre encore toutes chiffonnées de jeunesse et les champs jaunes resplendissaient sous leur robe dorée. Tout y respirait la simplicité, le calme et la sérénité.
Cependant, quelques détails dissonaient dans le tableau de cette campagne enchanteresse. En effet, toute personne sensée aurait été étonnée de voir un champ, encore doré hier, aussi troué qu'un morceau de gruyère, d'où s'échappaient quelques volutes de fumée. On aurait été encore plus interloqué d'apercevoir quelques bâtisses, pourtant encore robustes quelques jours auparavant, soufflées comme des châteaux de cartes, dont les rares vestiges n'étaient autres que de pauvres pierres calcinées, blanches de poussière.
Encore plus étrange, si un visiteur curieux avait tenté d'apercevoir à travers les volets de bois écaillés et fermés des petites masures, il aurait vu des enfants blottis dans leur oreillers, la tête grouillant de rêves simples et innocents, des vieillards au sommeil sans rêve, un léger râle s'échappant de leurs lèvres séchées, laissant entrevoir une dentition volatilisée.
Il aurait également aperçu des femmes étendues dans le frais de leurs draps, leur longue chevelure épandue, les paupières lourdes de chagrins et de peines, cherchant durant quelques heures le réconfort de l'oubli bienfaiteur du sommeil. Des jeunes, des vieilles, des sveltes, des géantes, des fines et des graciles se reposaient avec douceur dans les bras de Morphée. Mais il aurait remarqué avec stupéfaction l'absence d'homme. Aucun ne partageait la fraicheur du lit de leur femme ni l'éveil silencieux de la nature. Ils avaient tous disparu, abandonnant à une solitude cruelle leur femme et leurs enfants.
Verzy était donc bien un petit village comme on en trouvait partout en Champagne en l'an 1916 avec ses champs troués, ses maisons écroulées et ses maris partis.
Depuis la mobilisation des hommes au front, le quotidien à l'arrière avait été complètement bouleversé. Plus rien n'était comme avant, et plus rien ne le serait. Bien qu'elles savaient déjà cultiver leurs champs et se servir correctement des outils et des bêtes, les femmes avaient dû brusquement entretenir le village et les terres, seules, sans aides. Elles avaient endossé avec courage et gravité la lourde tâche qu'on leur assignait.
Après l'appel aux français de Viviani, elles avaient repris le labours des champs, la culture des vignes et les corvées de campagnes et tentaient malgré la perte d'une immense part de leur main d'œuvre, de recouvrir leur production d'antan. Mais cela c'était vite révélé impossible. Pourtant, elles continuaient, dévorées par une flamme ardente et passionnée de détermination à perpétuer leurs corvées, le dos courbé, la nuque brisée sous la brûlure du soleil incandescent ou le froid et l'humidité atroce de la pluie. Elles étaient de ces femmes de la campagne, bourrues et fortes comme des bœufs, la peau brulée et l'œil vif et possédait une simplicité et une humilité rare et précieuse. Elles ne se plaignaient et ne rechignaient jamais sous l'effort.
Au contraire, l'amour indéfinissable qu'elles portaient à leurs terres et leur détermination intarissable avaient renforcés le lien qui les unissaient. Les villageoises se serraient les coudes, s'entraidaient et se soutenaient comme elle ne l'avait jamais fait auparavant. Elles avaient vite compris que c'était là la seule façon de survivre. Toute animosité avaient cessées ou du moins étaient ignorées depuis le début de la guerre, unies face au malheur. Alors elles bêchaient, labouraient, creusaient, fauchaient d'arrache pied, nuit et jour, qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il neige.
Les enfants et les vieillards apportaient leur aide du mieux qu'ils pouvaient. Tout le village était réquisitionné et s'organisait avec silence et gravité, tentant de résister à l'impact de cette guerre interminable. Partout le deuil et la peur régnait. La peur, de perdre un être cher, la peur des bombardements incessants et de l'avancée des Allemands, la peur de la faim, du dénuement, la peur de la mort. En effet, en plus de devoir effectuer cette montagne de corvée, les femmes devaient subir les violences et les affres de la guerre.
Quasiment toutes les semaines, les cloches de Verzy et des autres villages alentours sonnaient douloureusement le glas, effroyable, lent et glacé de la mort. Les hommes partaient mais ne revenaient pas. Certains, pourtant, rentraient, plus morts que vivants, méconnaissables, le visage défiguré, les membres parfois arrachés. Le spectacle des veuves vêtues de noir et des orphelins atterrés et éploré étaient devenus monnaie courante. Partout on se lamentait de la perte d'un être aimé, mari, père, fils, frère, cousins, oncle...
La faim défigurait les habitants. Les joues roses et veloutées comme des pêches des jeunes filles s'étaient creusées, les visages doux et rassurants des mères s'étaient fermés et drapés de rides, les yeux rieurs, clairs et innocents des enfants étaient devenus démesurément grands, noirs de larmes, de peur et de faim. Les peaux graciles et souples étaient devenues aussi sèches et rudes que du bois.
La terre autrefois si opulente et généreuse flétrissait sous le pas des hommes belliqueux et destructeurs. Les récoltes si durement accumulées partaient inexorablement vers le front, pour les hommes ensevelis sous terre. Tout partait vers et pour la guerre. Même les petits biens amassés difficilement était sacrifiés pour l'effort de guerre.
Pourtant, la vie suivait son cours. Chaque jour l'aurore naissait, le crépuscule mourrait, les oiseaux chantaient et les herbes dansaient. Le temps coulait imperturbablement, insensible à la guerre et le chagrin, emportant avec lui le fil des saisons et des ans.
Oui, Verzy, était un petit village comme on en trouvait partout en Champagne en ce printemps 1916.
Appel de Viviani aux femmes françaises
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Le chant de l'alouette
Fiksi SejarahMai 1916. Aux abords du petit village de Verzy, au cœur de la campagne champenoise, la guerre fait rage. Depuis la mobilisation des hommes au front, la vie des villageoises est bouleversée. Mais malgré le labeur, la peur et les peines, elles s'en...