Le Rêve

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C'était une nuit, une sombre nuit d'hiver. La première fois que Lin goûta la saveur du rêve. Non, pas du rêve. Du Rêve.

Lin avait froid cette nuit-là. Il était creux, il était vide. Il était las. Il ne ressentait rien, juste l'innommable forme du néant. Des heures durant, il avait contemplé le plafond noir, le vide au fond des yeux. Puis il avait fermé les paupières, fatigué. Fatigué de la vie, fatigué des gens, fatigué de son corps. Et il y était arrivé. Dans le Rêve.

Le Rêve, personne ne peut le décrire, même Lin qui, depuis cette nuit-là, ne le quitte jamais. Le Rêve, c'est l'infini. C'est tous les bruits, les couleurs et les pensées réunis.

Cela pouvait sembler banal. Juste un rêve, un rêve sans histoire invraisemblable, un rêve dans un monde différent. Juste ce qui arrive lorsqu'un être humain clôt ces deux yeux et se laisse transporter par la nuit.

Mais lorsque le lendemain, Lin se réveilla, le Rêve était toujours là. Pas aussi poignant que pendant le sommeil du jeune garçon, certes, mais présent tout de même. C'était comme s'il s'était allongé dans la grande prairie du Rêve et qu'il s'y était assoupi. Il n'évoluait plus dans le monde qu'il venait de découvrir, mais il n'en était pas parti. Un instant, ces paupières se fermèrent à nouveau, et il pût sentir l'herbe qui lui chatouillait le visage, tandis que ces paupières - ses autres paupières, celles qu'il arbore dans le Rêve (à moins que ce ne soit les mêmes ?) - s'entrouvrirent légèrement.

Les voix de ses parents le ramenèrent au monde réel. Enfin, réel... C'est relatif. Qu'est-ce, au fond, que la réalité ?

Pendant tout le jour, Lin pensa au Rêve. Lorsqu'il se sentit triste, lorsqu'il se sentit mal, lorsque les autres firent écrouler un peu plus le monde autour de lui, il n'avait qu'à fermer les yeux. La brise fraîche et douce du Rêve lui redonnait un semblant d'espoir, et l'impatience cuisante d'à nouveau l'explorer. Cette journée, elle fût remplie de problèmes, bien sûr. Et pourtant, cela faisait bien longtemps que Lin n'avait pas passé un jour au collège qui s'était aussi bien passé. Malgré sa similitude avec les autres, quelque chose était là pour aider le jeune garçon à lui faire face. Le Rêve.

Lorsque ces banales heures d'étude touchèrent à sa fin, il se précipita dans la rue, bien que ce ne soit pas particulièrement « son genre ». Il courait presque, mais dans sa tête, il volait. Il volait vers le Rêve, vers toutes ses perspectives inconnues. Il volait loin de sa vie, qui le rattraperait bien assez tôt. Lorsqu'il arriva dans son terne appartement, il était déjà pleinement dans le Rêve. Il eût à peine le temps de faire valser son sac et de se jeter sur son lit. Ses yeux se fermèrent et il s'y réveilla. Dans son paradis.

Il commença par courir, son rire pur s'élançant dans le ciel, faisant la course avec les nuages moutonneux. Il arracha son sweat-shirt, s'enlevant tout le poids de la vie, et il hurla, hurla dans sa tête mais pas pour autant en silence.

Il se posa un peu, les pieds au bord d'un gouffre, un torrent puissant se déchaînant sous lui. Il se demanda ce qu'il se passerait, s'il sautait, ici, dans le Rêve. Peut-être qu'il ne pourrait plus jamais y retourner. Ou bien il serait condamné à se voir mourir dès qu'il fermerait les yeux. Voire même, cela ne ferait rien, et il continuerait à explorer l'espace infini. Dans tous les cas, ce n'était probablement pas une bonne idée. Il se releva, sans efforts. C'était une des choses qu'il aimait le plus, dans Rêve. Quoi qu'on fasse, il n'y avait pas besoin d'efforts.

Pendant tout ce temps, dont il ne pouvait absolument pas mesurer la durée, il courût, il vola, il chercha, il découvrit. Il se libéra, devint lui-même en étant presque un autre. C'était indescriptible. Il était juste bien. Oui, bien, comme il ne l'avait jamais été. Juste lui. Juste là.

Il continua, jour après jour, nuit après nuit, à être absent dans sa vie pâle, et à vivre vraiment dans le rêve. Bientôt, il n'eut plus besoin de fermer les yeux, bien que c'était à ces moments-là qu'il se sentait le mieux. Il suffisait de savoir qu'il était dans le Rêve, à moitié endormi. Il suffisait de savoir que le Rêve existait, peut-être juste dans sa tête mais réel pour autant. Dans un de ces romans préférés, celui dans lequel il se réfugiait, parfois, lorsque tout s'écroulait, un homme avait dit : « Bien sûr que c'est dans ta tête. Pourquoi en conclure que ça n'est pas réel ? ». C'était cela, le Rêve. La réalité de l'esprit de Lin contre l'absurdité néfaste du monde. C'est un monde entier qui fourmille, et qu'on ne connaîtra jamais entièrement.

A chaque instant, Lin ne fait pas que découvrir le Rêve. Il se découvre lui-même, et toutes les facettes enfouies. A présent, il sait ce que ça ferait, s'il sautait dans le gouffre du Rêve. Il se tuerait intérieurement. Car soi-même, une fois qu'on s'est découvert, on est trop vaste pour se quitter, autrement que par la mort.

Et le Rêve, c'est Lin.


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