Chapitre 1 - Tourner dans le vide

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Je m'appelle Joana. Sans h et avec un seul n. Non pas que ce soit important, mais j'aime le préciser.
Nous roulons actuellement vers Duluth, Minnesota, 60 miles à l'heure.
On ne peut pas dire que le chauffeur conduise avec délicatesse. Ça fait trois fois que le petit gros — à défaut de connaître son nom — devant moi se ramasse à cause d'un mauvais coup de volant.
Je ne distingue pas grand-chose dehors donc je ne peux pas te décrire le paysage avec de grands élans lyriques, comme dans les romans. Je ne vois que le blizzard. Partout. À perte de vue.
Dieu que je hais la neige.
Rita, ma coloc', avait coutume de dire que ça venait de mon héritage africain. Nos racines béninoises et notre allergie à l'hiver constituaient nos seuls points communs. Cliché sans doute, mais vrai. Cela dit, je n'aime pas la chaleur, non plus. Pas compliquée la fille.
En parlant de complexité, quand je suis arrivée dans ce pays je venais de perdre mes parents. Le plus drôle, c'est que ceux qui m'ont adoptée sont vietnamiens. Tu imagines le tableau ? Étranger + étranger = double peine.
Bon départ dans la vie, Joana.

Et de quatre. Enfoiré de chauffeur.
Petit Gros galère tant à se lever qu'il rougit à chaque fois. J'ai envie de péter la gueule aux malabars d'à côté qui se marrent. J'aimerais bien les voir, eux, s'ils se retrouvaient le cul par terre.
Pardonne-moi pour ma vulgarité, mais on dirait que le conducteur le fait exprès. Je l'imagine avec un rictus au coin des lèvres quand il entend la chute même si, d'où je suis, je ne vois que son énorme chapeau et son hideux manteau marron.
Je perçois encore le jour, à travers le pare-brise. C'est un jour d'hiver, on ne sait pas où s'arrête l'horizon et où commence le ciel. À force de regarder tout ce blanc, je frissonne.
Je me demande combien de temps il reste jusqu'à notre destination. J'ai l'impression qu'on roule depuis des semaines et je ne supporte plus cette odeur de chaussettes sales qui émane de la fille à côté de moi.
Tu dois te dire que je suis blasée. Je n'ai pas spécialement envie de te contredire, mais sache que ça n'a pas toujours été le cas. Ce n'est pas simple d'être mis à l'écart.
Double peine, tu te rappelles ?
C'est encore moins évident maintenant. Toi aussi tu en aurais marre de subir les coups de volant, les rires gras, les jérémiades.
Ce n'est pas forcément marrant de rouler dans un bus-prison.

Tiens, je vais en profiter pour te parler de mes chers camarades de voyage. C'est une distraction comme une autre, après tout.
Nous sommes huit au total. Ce petit bus sert de transport exceptionnel, en cas de transfert vers une seconde prison. À la différence de son grand frère, de larges barreaux horizontaux obstruent les vitres, c'est à peine si l'on distingue quelque chose dehors. Seul le minuscule pare-brise avant nous offre une vue sur l'extérieur.
On m'a placée tout au fond, une chance pour moi qui n'aime pas la présence de mes congénères. Devant, tu peux contempler les deux gardiens affalés sur leurs fauteuils : celui qui conduit à gauche et celui qui pionce, à droite.
Dans leur dos, une grille s'élève du sol au plafond, sépare les gentils des méchants. Derrière cette frontière de fer grouille un vivier d'espèces plus ou moins locales : gros, maigres, blancs, chauves, latino... majoritairement des hommes.
Nous sommes peu nombreux, c'est pourquoi ils nous ont installés sur les deux rangées parallèles aux fenêtres.
Les deux seules femmes que nous sommes, ma voisine qui sent la chaussette et moi, pouvons admirer leurs profils à loisir. Le concepteur de ce véhicule devait avoir une passion particulière pour Tetris. D'ailleurs, à sa tête et ses yeux vides, je pense que la miss flotte aux pays des rêves. J'espère que ce ne sera pas ma copine de cellule ni une seconde Rita, j'en ai ma claque des camées.

Aïe !

Foutue embardée. Si je ne m'étais pas rattrapée in extremis au dossier de l'assise devant moi, je me serais cassée la figure moi aussi. J'ai envie de hurler des insultes au chauffeur, mais je me retiens. J'ai évité la perpétuité de peu, il ne manquerait plus que j'aggrave mon cas.
Je masse mon poignet droit, relié à un anneau situé sous le siège par une paire de menottes. Réflexe stupide, c'est la main que j'ai voulu utiliser pour me rattraper.
Wow. Cette fois, c'était du costaud. Le deuxième flic s'est levé, il se tient droit comme un i à côté de son collègue. La soudaine accélération me plaque contre le siège. Le chauffeur a l'air paniqué et son angoisse contamine tous les passagers.
Les détenus s'agitent, s'insultent, montrent des signes d'agressivité. Aucun policier ne réagit comme si, tout à coup, le monde se mettait sur pause.
Le bus zigzague, nous ballotte dans tous les sens.
Puis une explosion nous vrille les tympans.
Le ciel se déchire dans un vacarme assourdissant. Un brouillard noir, épais, brillant comme du goudron chaud apparaît face à nous. Il grandit, grossit, dévore les arbres alentour.
Impossible d'éviter ce vomi céleste, il se dirige droit vers nous.
Les gardiens gesticulent, hurlent quelque chose.
J'ai tout juste le temps de me recroqueviller sur mon siège avant qu'il nous engloutisse.

Sur le BitumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant