Quelque part, une falaise. Elle surplombe la mer, ou peut-être l'océan. Assis en tailleur, comme un enfant, un jeune homme. Louis. Il observe, le souffle court, le regard las, pourtant chaque arbre, chaque fissure est analysés avec soin par ses yeux brumeux aux pupilles dilatées par l'angoisse. Le tremblement incessant de ses jambes et le tressautement inhabituel de sa paupière droite trahissent sa nervosité. L'atmosphère lourde et chaude du mois d'août lui brûle la peau et l'étouffe comme de la fumée collée à sa gorge.
Il sent que quelque chose se prépare. Les battements trop rapides de son cœur sonnent le décompte d'une bombe à retardement. Le dénouement est proche, mais il n'est pas encore temps. Il le sait, il attend. À cette heure, discerner le jour de la nuit est impossible. Fébriles, les pâles rayons du soleil s'évaporent derrières les nuages pourpres. Le rideau dense et sombre est prêt à tomber, doucement, sans bruits. Symphonie silencieuse de la nuit. En contrebas Louis perçoit le spectacle infatigable de la mer immense qui s'élance et se brise avec fracas contre les rochers ; dans un dernier espoir ou une dernière plainte un dernier murmure hurlé à son oreille.
Sur la falaise qui surplombe la mer - ou peut être l'océan - il y a Louis, qui attend la fin du décompte. Il y Iannis aussi, sur la falaise. Iannis danse et la terre frissonne sous ses pieds nus. Iannis danse, de l'herbe s'emmêle entre ses cheveux.
Il semble irréel, nulle part mais partout à la fois, on dirait qu'il danse entre deux mondes. Un fin sourire suspendu aux lèvres. Ses yeux, bleus à s'en noyer, grands ouverts. Ses bras fendent l'air follement, comme un oiseau prêt à s'envoler pour la première fois. Louis ne l'a jamais vu sourire, il trouve ça renversant. Il se dit qu'il aimerait être comme lui parfois ; insouciant et un peu hors du temps.
*
Sur la falaise, tout est bleu. Louis pense à sa vie d'avant, à la scène qui se prépare lentement, au chant de Iannis aussi, siffloté entre ses dents, presque inaudible, à tous ces gens qui sautent des falaises et à leur mémoire qui fond sur la langue dans une promesse muette de ne plus jamais prononcer leurs noms. Il pense à l'existence de ces femmes et de ces hommes, évoquée parfois, au repas de famille annuel quand l'oncle un peu saoul – car c'est toujours l'oncle – raconte un souvenir de jeunesse, pensif et étoiles dans les yeux. Et là, c'est comme si l'oncle avait pressé la touche retour en arrière sur la télécommande de la vie, petit à petit les langues se délient, on aborde le sujet délicatement, encore hésitant. Murmures craintifs à peine perceptibles. Ensuite d'une voix claire, presque rieuse et pleine de nostalgie on regarde les photos on écoute les chansons. On pleure un peu aussi. Puis le mot de trop, celui qui écorche les cœurs. Vite, on sèche les joues humides on coupe la musique. Les conversations anodines repartent. « Quelqu'un reprendra du dessert ? » Les dernières minutes s'effacent rapidement des esprits. La fausse pudeur liée au suicide plane au-dessus des têtes et se colle à la peau. Louis ça le met en colère tout ce malaise, il trouve ça ridicule. Lui il est persuadé que s'il voulait mourir c'est ce qu'il ferait. Il sauterait de la falaise, au lever du soleil, quand l'écume respire encore l'odeur fraîche de la nuit. Il trouve que c'est une belle façon de disparaître, il sent déjà le cri du vent dans ses oreilles et la mer cyan se rapprocher à une vitesse qui dépasse l'imagination. Mais Louis ne veut pas mourir. Pas pour l'instant. L'acte n'est pas terminé.