Le laboureur et sa ménagère

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Le vieux Fanchi, de Kermaria-Sulard, étant mort sans laisser d'enfants, sa ferme échut à des parents éloignés qui n'eurent rien de plus pressé que de la vendre. Elle fut achetée par la veuve Salliou. Ne pouvant l'exploiter elle-même, celle-ci y plaça deux de ses domestiques, un garçon et une servante.

Le garçon, qui s'appelait Jobic, dit un matin à la servante qui s'appelait Monna :

— Je vais aller faire un tour par les champs, afin de me rendre compte de ce que j'y devrai semer. N'apprête pas mon dîner de trop bonne heure.

— Cela se trouve bien, répondit la servante, j'employerai ce temps à visiter la maison, afin de savoir où se trouve chaque chose.

Jobic se mit en route. Il traversa le courtil, inspecta le verger, puis s'engagea dans les friches.

Il s'était écoulé environ deux mois depuis le décès de Fanchi. Durant ces deux mois les mauvaises herbes avaient poussé dru.

— Tout de même, pensait Jobic, il est aisé de voir que le maître n'est plus là.

Fanchi passait pour le laboureur le plus soigneux de toute la région. De son vivant, ses terres étaient les mieux tenues, de Louannec à Minihy, sur un parcours de quatre lieues.

— Il ne les reconnaîtrait plus à cette heure, continuait Jobic, en se parlant à lui-même. Et je ne puis guère espérer les remettre à moi seul en l'état où elles étaient. C'est grand dommage, vraiment !

Comme il achevait ces mots, il s'arrêta tout surpris.

De l'endroit où il se trouvait, ses yeux embrassaient la partie la plus grasse du domaine. Or, là-bas, dans le terroir en pente douce, un homme, appuyé sur le manche d'une charrue sans attelage, creusait un sillon d'une merveilleuse rectitude. Il avait la figure ombragée par un feutre à larges bords, dont les rubans de velours lui pendaient dans le dos, mêlés à ses longs cheveux gris.

Il labourait silencieusement, et les glèbes se retournaient comme d'elles-mêmes.

Jobic le héla, mais il ne parut point entendre.

Jobic se mit alors à le considérer avec attention. À la taille, à l'allure, aux vêtements qu'il portait, il vit à n'en pas douter que c'était Fanchi.

Cela lui ôta toute envie de poursuivre sa promenade. Il rentra à la ferme. Il paraît que Monna n'avait pas tenu grand compte de la recommandation qu'il lui avait faite au départ, car, bien qu'il fût de retour plus tôt qu'il n'avait dit, le dîner l'attendait. Son écuellée de soupe et celle de Monna fumaient l'une en face de l'autre, de chaque côté de la table.

— Hé ! s'écria-t-il, dès le seuil, tu prévoyais donc que je ne serais pas longtemps dehors ?

— Non, répondit la servante, si tu trouves le dîner prêt, ce n'est pas à moi qu'il faut en savoir gré.

Elle était assise sur le banc du lit, près de l'âtre. En s'approchant d'elle, Jobic s'aperçut qu'elle avait au cou la couleur de la mort.

— Il t'est donc arrivé quelque chose, à toi aussi ? demanda-t-il.

— Pourquoi : à moi aussi ?

— C'est que..., commença le jeune homme, c'est que je viens de rencontrer Fanchi, charruant ses champs.

— À merveille ! Moi, je viens de passer la matinée en compagnie de sa défunte femme. Elle est entrée paisiblement, comme chez elle. J'ai cru d'abord que c'était quelque voisine. Elle tenait une brassée d'ajonc sec qu'elle a jetée sur l'âtre. Elle a monté d'un cran la marmite que j'avais sans doute suspendue trop bas à la crémaillère. Alors, je lui ai parlé. Elle n'a même pas fait mine de m'entendre. J'ai regardé sa figure de plus près, sous sa vieille coiffe jaunie. J'ai reconnu la défunte de Fanchi. Cela m'a glacé les sangs. Je suis tombée sur ce banc et je n'en ai plus bougé. Si tu avais tardé une heure encore, je crois que la peur m'aurait mangée toute.

Jobic et Monna se rendirent, d'un commun accord, au presbytère du bourg et contèrent au curé leur double cas.

— Avez-vous touché aux écuellées de soupe ? demanda celui-ci.

Ils s'en étaient donné garde,

— Vous avez agi sagement, dit le curé. N'y eussiez-vous touché que du bout des lèvres, vous seriez morts à l'heure qu'il est. Continuez d'avoir même prudence. Le manège de Fanchi et de sa femme pourra durer longtemps encore. Ne vous en inquiétez point. N'ayez même pas l'air de vous en apercevoir. Au jour marqué par Dieu, ils seront sauvés et vous laisseront tranquilles. Tant que l'âme n'a pas accompli sa pénitence, elle doit faire après la mort ce qu'elle avait coutume de faire de son vivant. Ne t'étonne donc point, Jobic, si Fanchi laboure avec toi les champs ; ni vous, Monna, si Gritten, sa femme, persiste à s'occuper avec vous des choses du ménage. Chacun a son lot, en ce monde et dans l'autre. Qui veut vivre en paix ne cherche pas à pénétrer le secret de Dieu.

À partir de ce jour, plus ne tremblèrent ni Jobic, ni Monna. La vieille de Fanchi put croire que c'était elle qui menait l'intérieur de la ferme. Et Fanchi put croire que c'était lui qui faisait pousser de beau froment vert dans ses champs d'autrefois. Et cela dura ce que Dieu voulut.

Légendes de la mort, de BretagneWhere stories live. Discover now