XLVIII - Le sauvetage - Quatrième mouvement

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Aïzie avait perdu toute notion du temps, toute notion de lui-même. Il se trouvait environné de nuages de toutes parts. Il lui fallut un moment pour comprendre qu'il ne tombait plus, mais restait suspendu dans les airs, au milieu des nuées. Il souleva lentement les paupières et scruta cette blancheur cotonneuse. Sa tunique s'était déchirée en bribes qui flottaient autour de lui. Son casque de cuir s'était détaché, libérant ses boucles rousses. Il ressentait une impression étrange, comme s'il revivait un souvenir lointain, très lointain... Une porte s'était entrouverte dans son esprit, mais il ne voyait qu'un peu de lumière filtrer à son pourtour.

La douleur dans son dos s'était atténuée, mais il sentait comme un bizarre tiraillement, comme si on l'avait suspendu par les omoplates. Il tourna la tête, tentant d'apercevoir l'origine de cette gêne, mais son regard rencontra quelque chose inattendue : l'extrémité d'une aile au plumage couleur de cuivre. Aussi surpris qu'effrayé, le jeune semeur de tempêtes se recroquevilla sur lui-même ; l'aile se replia tout comme sa compagne, de l'autre côté de son dos. Il sombra aussitôt. Heureusement pour lui ; les réflexes issus d'un passé oublié prirent le dessus. Les ailes se déployèrent de nouveau et adoptèrent un battement lent et régulier. Il pouvait sentir les os et les muscles qui se mouvaient douloureusement à l'arrière de ses épaules.

Les questions viendraient plus tard ; pour le moment, le plus important était de s'occuper de ses amis. Il ne pouvait plus faire grand-chose pour la pauvre Rafale, mais il devait s'assurer que Catena, Celestia et Ivara allaient bien. Il s'appliqua à s'élever hors de la masse de nuages, vers le firmament à présent dégagé. Les soldats ne tiraient plus ; sans doute, après l'avoir vu tomber, avaient-ils pensé que leur tâche était terminée. Mais l'angelier, lui, n'avait pas lâché prise et continuait de ramener la cage. Aïzie plana vers le bord du promontoire, tout droit vers lui. L'ombre de sa présence dut alerter l'homme qui releva les yeux :

« Un emplumé de plus ? Mais qu'est-ce que ça veut dire ? »

Aïzie demeura en suspension, légèrement en surplomb ; son corps lui semblait soudain étrangement léger. Il n'avait jamais été particulièrement lourd, mais cette fois, c'était comme si sa personne tout entière avait pris l'essence des cieux.

« Qu'est-ce que tu me veux ? demanda l'angelier avec nervosité.

— Remontez immédiatement Catena et faites-la sortir de sa cage ! »

Il savait que l'homme rejetterait sa demande, mais il se devait d'essayer. Après tout, une seconde chance lui était offerte... une chance qu'il ne comprenait pas, mais dont il se devait de profiter pour aider ceux qui comptaient sur lui.

« Pour qui tu te prends ? Continue comme ça et ta chaîne sera la prochaine à faire le grand plongeon !

— Je n'ai pas de chaîne, répondit-il sereinement. Vous n'avez aucun pouvoir sur moi. »

L'angelier le dévisagea, comme si cette affirmation lui semblait totalement absurde. Aïzie se sentit soudain profondément décontenancé, autant par sa nouvelle condition que par l'être debout devant lui. Pourquoi prenait-il un plaisir aussi évident à faire souffrir les autres ? Il pouvait comprendre l'indifférence – comme celle des Anges adultes auxquels il avait fait face. Il pouvait accepter la colère, surtout quand elle découlait de l'impuissance et de la révolte, même s'il la trouvait vaine. Voire la vengeance, qui n'entraînait pourtant jamais rien de bon... Mais qu'est-ce qui pouvait justifier d'ainsi tourmenter des êtres innocents, comme Catena ou Luciellus ? Aïzie réalisa que l'angelier et le seigneur, chacun à son niveau, en tiraient une sensation de pouvoir. L'angelier était un homme fruste qui menait une vie presque aussi misérable que ses victimes... mais le maître de cette forteresse et de tous ceux qui l'habitaient n'aurait pas dû éprouver un tel besoin ! Y avait-il quelque chose de brisé dans l'âme des humains ?

Était-ce pour cela que les siens avaient fait le choix de réprimer leur nature, comme il venait de le comprendre... pour ne plus être confrontés à l'horreur du monde ? Sans doute était-ce ce qui aurait dû lui faire soupçonner la vérité sur les siens, cette absence de disposition pour le mal. Et pourtant... pourtant, il avait croisé des Anges rongés par l'amertume. Les hommes avaient-ils fini par les pervertir ? Ou avaient-ils toujours porté cette fêlure en eux, de la même façon que les hommes ?

Hélas, l'heure n'était pas à la réflexion... Il ne comprendrait ces ailes dans son dos et ces souvenirs disparus que lorsqu'il pourrait se poser et parler avec les siens. En contrebas, il entendit Celestia couper la chaîne, puis, avec l'aide d'Ivara, tirer la jeune fille sur la khaïte. Il offrit une dernière pensée à Rafale avant de les rejoindre, sous l'œil médusé de l'angelier – et probablement des soldats, qui en avaient oublié de bander leur arc. Quelques un se resaisirent ; une volée de flèches fusa autour d'eux, tandis que des ailes puissantes, de peau et de plumes, emmenaient l'étrange petite troupe loin de Cimes.

Aïzie s'émerveilla encore une fois de l'aisance avec laquelle il pouvait employer ces ailes nouvelles dans son dos. Peut-être avaient-elles été là tout du long, mais personne ne les voyait. Ses épaules lui faisaient mal, mais pas assez pour faire faillir les battements réguliers.

« Attendez-moi ! Je viens avec vous ! » lança une voix derrière eux. Il se retourna, pour apercevoir l'Angelle désespérée que Celestia était parti consoler, planant sur ses vastes ailes bleues. Il hocha machinalement la tête, lui souhaitant la bienvenue parmi eux, avant de diriger ses yeux vers le ciel et au-delà, vers l'île qui était son logis et son refuge.

Enfants du Ciel [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant