A Cappella.

458 13 28
                                    

Elle danse, la petite, danse, et une légion d'yeux est braquée sur son corps enchanteur.

Pas de musique qui l'anime. Juste le claquement de ses pieds nus sur les planches, le frémissement de sa robe qui s'envole suivant le rythme de ses pas.

Le public observe, silencieux. Ses mouvements sont harmonieux, fluides et doux, il s'émerveille de la liberté qui entraîne ce corps sans verrou. Assurée, elle parait aérienne la petite, légère et délivrée de tout poids, elle tisse dans les airs des rêves affranchis.

Le public sourit, il fait mine d'ignorer les enchaînements tout appris, les gestes maîtrisés et le corps éduqué qui dessine dans le vide le chemin qu'on lui trace.

On retient son souffle, s'enthousiasme et frissonne : c'est une vie qui se déroule sous leurs yeux, un destin qu'on façonne.

Et puis, le rêve se brise, dérape. L'illusion se dissipe et l'incompréhension s'installe.

Le sol semble l'appeler.

Ses gestes sont saccadés, la robe essuie des à-coups car ses mouvements se font irréguliers, ses membres incontrôlables.

Elle vacille.

Elle tente de se retenir, cherche un appui mais c'est le vide qui l'entoure, le silence la soutient.

Elle est prise de vertige, tourbillonne encore et se raccroche au néant.

Elle vomit. Les planches demandent ses mains, ses genoux, sa peau et elle titube.

Elle régurgite ce que son être retient, crache la vie qui s'enfuit car personne ne la maintient.

Mais rattrape-la, qu'on lui crie, empoigne-la de tes griffes, enfonce-lui tes dents dans les veines aussi, et ronge-la de tes coups par exemple, force-la à revenir, la vie, à s'accrocher, accroche-toi à elle si elle s'en va et ne la laisse pas déguerpir.

On s'acharne.

Et tout gicle autour de toi.

Le sang, l'envie, ta peur aussi et sans doute la vie, les larmes et puis le doute, tout s'en va, tout s'enfuit, et le monde contemple sans un mot, un bruit ton corps qui se détruit. Il attend que ce soit fini, qu'il en soit fini de toi, de tout ce qui te touche, misérable enfant-échec qui n'a pas su s'en sortir. Il attend que tu ne sois plus qu'une carcasse amorphe, que même tes os se dissolvent et s'étalent en poudre où tu te tiens, là où muette tu agonises, immobile, sans vent pour te disperser, sans répit à t'accorder.

Il ne reste de toi que des cendres pâles, et des trainées de couleurs qui s'éparpillent sur le sol : tout ce que tu contenais. Des tâches qui maculent les planches là où tes pieds les frappaient, elles forment une toile que tu marques à jamais.

Et te voilà faite martyr désormais, le public applaudit le spectacle que tu lui offres en crevant, s'en réjouit.

Mais il n'est pas encore satisfait. Pas assez de rouge, surement, il manque quelques touches de douleur par ci, une trace plus appuyée d'impuissance par là, et cette tâche de rancœur, recouvrons-la. Ce cri que tu aurais dû sortir, traçons-le sur cette voie.

Les plus frustrés se lèvent, se munissent de leur avidité malsaine et se chargent de t'enlaidir davantage, abîmant le sublime tableau de ta peine explosée en y ajoutant leurs plus beaux vices, souillent ta solitude et violent ta rage, y ancrent toute l'étendue de la convoitise répugnante qui les anime. On te colore selon les goûts et te déforme avec entrain, encore on veut te sculpter à leur image.

Ils cherchent à te contaminer leur ignoble déchéance en prétextant t'élever.

Tu les vois. Tu es silencieuse, tu les laisses agir. Tu les observes faire ce qui leur plait de tes restes et tu te tais.

Abandonnée loin la peur, il ne te reste que la haine. Tu jubiles de les voir affairés autour de ton corps meurtri, pervertis par la curiosité maladive et les débris corrompus d'une humanité effondrée.

Abandonnés loin les pleurs, tu rirais si tu avais encore une gorge, s'il te restait une voix, parce que tu sais qu'ils oublient, s'oublient et scellent leur propre fin.

Ton être entier n'est que rage, il réclame vengeance. Gorgé de cruauté, c'est eux qui te l'ont fait découvrir, eux qui l'ont imprégnée en ton cœur.

Tu es l'une de leur production.

Affamés, aveuglés, emportés par une folie que nulle conscience ne peut plus dompter ils ne prêtent pas attention à la robe abandonnée. Jaunie, flétrie, devenue sombre elle bruisse encore à cause du vent. Son souffle la fait frémir et doucement elle semble s'éveiller. Elle esquisse quelques mouvements, timides d'abord puis se redresse maladroitement. Elle essaye de s'élancer, hésitante elle gagne en confiance et poursuit la danse avortée. Elle tourbillonne et voltige, nul public pour l'applaudir, tu es la seule à l'admirer, l'observer. C'est à ta volonté qu'elle se plie.

Les autres sont trop préoccupés à te dévorer pour l'apercevoir, car déjà ils pensent à s'approprier ta douceur, la beauté de tes gestes, ton innocence.

Ils s'empoisonnent. Leur venin avait atteint chaque parcelle de ton corps anéanti ; avait drainé tes forces au lieu de les raffermir et tout ce qu'il reste de toi n'est que moisissure putride et mortelle.

La danse s'achève pendant qu'ils s'oublient entre deux ardentes bouchées.

Et ils tombent, un par un, monstres aux visages colorés, déformés venant compléter le tableau inachevé, et la robe décline, doucement. Ta volonté aussi.

Le carnage laissé se fait harmonieux, peut-être même pur, lavé de l'immondice des êtres qui le compose.

Tu le contemples, satisfaite. Tu te dissipes toi aussi.

Dans un dernier soubresaut de volonté, tu choisis.

Et la robe aussi noire que le monde se déploie pour avaler la scène et l'entraîner à ta suite dans les ténèbres.

A Cappella.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant