Chapitre 1 : L'accident

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Je m'appelle Louisa. J'ai seize ans et demi, et ma vie est finie.

J'ai commencé le violon à quatre ans. J'ai tout de suite adoré. La caresse de l'archet sur les cordes, la gymnastique précise des doigts sur la touche d'ébène. Le violon est devenu comme un prolongement naturel de mon corps, l'unique moyen grâce auquel faire entendre ma voix intérieure. J'ai appelé mon violon Pablo, en hommage au grand violoniste Sarasate.

Pablo est mon premier violon « entier », mes parents me l'ont offert quand j'ai eu onze ans. J'ai passé une heure à l'essayer dans la boutique du luthier juste pour le plaisir, car j'ai su dès les premiers coups d'archet qu'il était fait pour moi avec ses graves veloutés et ses aigus étincelants. Pablo est mon compagnon de route, celui avec qui je devais me tailler une place dans le monde de la musique.

Et puis il y a eu l'accident.

J'ai eu beau tourner et retourner l'histoire dans tous les sens, la réécrire avec des « si », je ne vois pas ce que moi ou qui que ce soit aurait pu y faire, encore moins à qui en vouloir. Ce serait plus facile d'en vouloir à quelqu'un, même à moi. Même à Dieu, mais je ne crois pas en Dieu. Ce qui m'est arrivé est absurde, et personne n'y peut rien.

Si seulement je ne m'étais pas trouvée là, à cet endroit et à ce moment précis... Mais je ne faisais que passer dans la rue en rentrant du lycée, comme toujours à cette heure-là ce jour-là. Si seulement j'avais pressenti quelque chose, changé de trottoir, marché plus vite ou plus lentement... Mais qui s'attend à se faire emboutir par une poubelle volante sur le trottoir ? C'est arrivé si vite que je n'ai même pas eu le temps d'avoir peur, pas même celui d'avoir une seule pensée avant de me retrouver à terre.

Si seulement le conducteur n'avait pas perdu le contrôle de son véhicule. J'aimerais pouvoir le maudire, ce conducteur, d'avoir bousillé ma vie. Si ça avait été un chauffard ivre ou complètement défoncé, je pourrais le haïr. Mais ce n'était pas un chauffard ivre ou défoncé. Pas même un conducteur distrait en train d'envoyer un SMS en conduisant. Juste un type ordinaire qui a fait un AVC au volant et qui en est mort. Il a réussi à freiner, en plus. Il ne m'a pas écrasée, il n'a tué personne à part lui. Il a juste percuté une poubelle, une grosse poubelle en plastique gris bien lourde qui m'a été projetée droit dessus.

Je m'en suis plutôt bien tirée, c'est ce que tout le monde n'arrête pas de me répéter. Mon sac à dos plein de cahiers a amorti le plus gros de ma chute, qui m'a surtout valu une collection de bleus et une bosse sans gravité à la tête. Je suis en vie, globalement entière et fonctionnelle. La poubelle m'a accrochée au passage et j'ai roulé à terre, soufflée mais presque intacte.

Presque.

Le gros bac de plastique gris a rebondi sur ma main gauche, m'a cassé le poignet et fracturé les doigts en sept endroits différents. Je suis droitière. Pour n'importe qui d'autre, ça n'aurait été qu'une blessure somme toute mineure. Mais pas pour une violoniste.

La main gauche d'un violoniste, c'est celle qui lui sert à faire les notes en appuyant les doigts sur les cordes pendant que la droite tient l'archet. Elle doit être souple et agile pour se déplacer à toute vitesse avec une grande précision sur la touche d'ébène, car le rythme peut être très rapide et les écarts entre deux notes vraiment très petits.

Le chirurgien orthopédiste a soigneusement réduit les fractures, réparé tout ce qui pouvait l'être de mon poignet et de mes doigts. Une fois débarrassée du plâtre, après de longues semaines d'immobilité, j'ai suivi les séances de rééducation avec détermination. Je voulais rejouer. Pablo, muet dans sa boîte depuis l'accident, m'attendait pour chanter à nouveau. Je l'attendais pour chanter à nouveau.

Mes doigts étaient raides et gourds. Mais j'y croyais, j'allais recommencer à jouer comme avant. A quinze ans, j'avais obtenu la médaille d'or du conservatoire. Je devais tenter bientôt l'entrée au conservatoire national supérieur de Paris où je pourrais continuer à me perfectionner. J'avais des concours internationaux à préparer, une carrière de violoniste à mettre sur les rails.

–  Eh bien voilà, me dit le kiné qui s'est occupé de moi depuis plusieurs semaines. C'est fini.

Je le regarde sans rien dire. Fini. Oui, c'est le mot.

C'était ma dernière séance de rééducation. Les autorités médicales estiment que ma main est redevenue fonctionnelle. Je suis droitière, je peux donc toujours écrire et faire tout ce qu'un droitier fait habituellement de la main droite. Ma main gauche a retrouvé assez de mobilité pour la plupart des gestes de la vie quotidienne : manger, me laver, m'habiller, saisir des objets, nouer mes lacets.

Mais ce n'est pas assez pour le violon. Malgré tous mes efforts pour retrouver ma souplesse et ma dextérité, mes doigts et mon poignet restent raides et maladroits. Autant vouloir jouer avec des gants de boxe. Coluche l'a fait dans un sketch, pour rire. Il a joué quelques mesures du « Temps des Cerises ». Mais on ne peut pas jouer la chaconne de Bach en gants de boxe. Je ne serai jamais violoniste.

La musique de LouisaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant