Chapitre 2 : Je fais n'importe quoi

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Du temps où j'étais violoniste, j'étais une fille sérieuse. J'avais des bonnes notes à l'école parce que je ne voulais pas qu'on puisse un jour me recaler à cause de mes résultats scolaires, au cas où mon niveau au violon n'aurait pas suffi. Je ne sortais pas beaucoup. Je suis en première S, ce qui est déjà pas mal de boulot. En plus, je courais au conservatoire le soir après les cours et le mercredi après-midi, et le reste du temps je devais m'exercer. Sans même parler des devoirs de maths, de physique, de français et autres, j'avais toujours des morceaux à déchiffrer, des gammes à travailler, des répétitions d'orchestre à assurer, des auditions à préparer. Ca ne laissait pas beaucoup de temps pour aller faire du lèche-vitrines avec les copines, flirter, ou faire la fête le week-end.

Je parle à l'imparfait, parce que maintenant que j'ai fini la rééducation et que je ne peux plus jouer que comme une débutante de première année, maintenant que j'ai caché au fond de mon placard mon pauvre Pablo rendu muet par mes doigts raidis, je ne suis plus si sérieuse.

Je fais tout ce que je n'ai jamais eu le temps de faire avant parce que j'étais trop occupée à jouer du violon. Je sors, je danse, je flirte, je tente la cigarette, la bière, la tequila, je fume de l'herbe, je passe des nuits blanches. Je fais tout et n'importe quoi pour éviter de penser à ce violon muet enfermé dans sa boîte et à ce chant coincé à l'intérieur de moi.

A présent je sors souvent avec mes copines de classe. Je passe des heures au centre commercial, je me passionne pour la mode et je cherche quel look pourrait m'aller le mieux, une question fondamentale que je ne m'étais jamais posée avant, du temps où je me contentais d'enfiler la tenue la plus confortable pour jouer et de relever mes cheveux lisses en un chignon hâtif pour ne pas qu'ils me gênent au moment d'épauler mon violon. A présent, un monde infini de possibilités s'ouvre à moi. Ah, le maquillage ! Comment ai-je pu vivre si longtemps sans fond de teint ? Et maintenant que je peux enfin me laisser pousser les ongles de la main gauche, à moi le vernis et les paillettes !

Et puis il y a les garçons. Jusqu'ici je les avais toujours classés en deux catégories : les musiciens et les autres. Les musiciens m'intéressaient en proportion de ce qu'ils étaient capables d'exprimer à travers leur instrument, les autres n'existaient pas pour moi. Jusqu'ici, le flirt était à mes yeux une affaire exclusivement musicale, qui se déroulait autour d'un pupitre et suivait une partition bien précise. Tous les instruments étaient les bienvenus, y compris certains atypiques comme l'accordéon, mais il n'était pas question de contact physique. Je ne fondais que pour un vibrato parfait, un ralenti langoureux ou un suave decrescendo. Depuis que je ne peux plus jouer, j'ai quelque peu reconsidéré ma façon de voir les choses.

Alexis le beau gymnaste me tourne autour. Je ne sais pas ce qu'il me trouve. Sans mon violon je ne suis qu'une adolescente ordinaire, ni belle ni moche, ni grande ni petite, ni maigre ni grosse. Avec mes cheveux châtain mi-longs, mes yeux banalement bruns et pas la moindre tache de rousseur pour égayer l'ovale prévisible de mon visage, je n'ai vraiment rien de remarquable. Lui par contre, les barres parallèles lui réussissent. Mon regard s'attarde avec intérêt sur son torse en triangle renversé, ses hanches fines, ses épaules musclées et ses biceps saillants, son pas élastique comme celui d'un chat. Il serait plus que temps que j'embrasse un vrai garçon en chair et en os pour voir ce que ça fait, et plus si affinités. Celui-ci conviendrait tout à fait.

– Louisa, ma puce, attaque maman à la fin du souper, on s'inquiète pour toi tu sais.

Papa hoche gravement la tête. Tous deux me couvrent d'un regard bien intentionné. Voilà ce que c'est d'être fille unique.

Je leur jette un coup d'oeil circonspect et demande d'un ton neutre :

– Pourquoi ?

Papa soupire.

– Tes notes, Louisa...

Il est exact que je n'y accorde plus grande attention ces derniers temps. A quoi bon faire des maths, du français ou autre chose ? Rien de tout cela ne me rendra le violon.

– Il y a ça, enchaîne ma mère, et aussi le conservatoire, ma chérie. Tu n'y vas plus, même pas à tes cours d'analyse musicale. Est-ce que tu comptes arrêter pour de bon ?

Je les considère, incrédule. Mon père médecin, qui travaille quatorze heures par jour et ne conçoit pas qu'on puisse obtenir un diplôme avec moins qu'une mention très bien. Ma mère bibliothécaire qui place l'étude par-dessus tout dans la vie. Mon père qui a appris le piano enfant et a cessé de jouer sans regret il y a bien longtemps. Ma mère qui n'a jamais fait de musique. Qu'est-ce qu'ils peuvent comprendre de mes rêves brisés ?

– Je ne peux plus jouer, dis-je calmement. Qu'est-ce que tout le reste peut bien me faire ?

Je me lève brusquement, coupant court à la discussion, et je m'enfuis. Je sors sans permission rejoindre mes amies. Je vais faire la fête, m'étourdir et ne plus penser à rien. Les études, le conservatoire... A quoi bon ? Je pourrais tout aussi bien ne plus me lever le matin, mais me jeter dans une frénésie d'activité est plus efficace pour esquiver la question qui me hante : si je ne suis pas violoniste, qui suis-je désormais ?

Je cours, je cours et je m'étourdis pour ne pas entendre la voix dans ma tête qui me chuchote « Personne, tu n'es plus personne. »

La musique de LouisaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant