Qui suis-je si je ne suis pas violoniste ? Il y a des quantités de sujets sur lesquels je n'ai jamais eu le loisir de me faire une opinion, alors je me contente d'observer ce que font les autres et de suivre le mouvement, en attendant l'hypothétique moment où je saurai ce que je veux, ou plus précisément ce qui peut bien m'intéresser dans la vie à part jouer du violon.
Je mange au fast-food avec ma bande de copains. Je crois qu'en vérité je n'aime pas trop ça. Un hamburger de temps en temps passe encore, mais trop souvent, berk. Non seulement c'est ruineux côté argent de poche et peu nourrissant – j'ai faim une heure à peine après être sortie gavée du restaurant – mais en plus tout ça m'écoeure très vite. Trop gras, trop salés, trop sucrés, ces plats sans équilibre comme un morceau de musique qui serait uniquement constitué d'ornements me saturent les papilles. Quitte à manger avec les doigts, au final je préfèrerais un bon sandwich baguette au fromage, une pomme et une grande rasade d'eau fraîche. Mais je fais quand même comme les autres et je me contente de ne pas noyer ma salade industrielle dans la sauce à trois mille calories, de picorer mes frites en carton, et de refuser poliment le menu taille XL.
Maintenant que je n'ai plus rien de mieux à faire, je m'essaie aussi aux jeux vidéo. C'est drôle, mes copains en majorité prétendent ne pas aimer le classique, et parmi leurs musiques préférées ils citent celles de leurs jeux d'aventure. Scoop les mecs : c'est de la musique classique que vous écoutez, débordante de violons, de cuivres, et de tous les effets qu'on peut tirer d'un grand orchestre symphonique ! Vous la téléchargez même en MP3 pour pouvoir l'écouter à longueur de journées.
Je dois être la seule personne du lycée à ne pas avoir de console et ça ne me manque guère, mais comment dire non à un tournoi de baston ou à une course folle de Mario Kart quand on veut s'intégrer dans un groupe d'adolescents ? J'aurais sûrement été meilleure du temps où ma main gauche était souple et rapide comme l'éclair, mais je me défends tout de même pas trop mal. Et si je fais l'impasse sur les jeux agrémentés de musique symphonique, j'ai tout de même fini par télécharger quelques trucs sur mon smartphone. Rien d'extravagant, mais les jeux basiques de type Tetris m'aident à débrancher mon cerveau. Pendant quelques instants je parviens à faire cesser mes ruminations sur ma vie gâchée tandis que je me concentre sur la tâche capitale qui consiste à aligner quatre pierres de la même couleur. Toujours ça de gagné.
Le plus dur quand on est lycéen, c'est qu'on est supposé aimer la musique. Il y a différentes tribus, les fans de rap, de R'n'B, de reggae, de techno, et j'en passe, mais ça semble aller de soi qu'on ne demande qu'à passer les trois quarts de sa vie des écouteurs sur les oreilles. Ca vous donne une identité toute faite, ça meuble la solitude, et ça vous évite d'avoir à penser.
Alors évidemment, avoir des copains et copines ça veut dire écouter leur musique. Impossible d'y échapper. Histoire de ne pas retourner le couteau dans la plaie, j'ai bien sûr choisi un groupe d'amis qui n'aurait jamais l'idée saugrenue d'écouter un quatuor à cordes ou un concerto de son plein gré. Mais du coup, pour de me montrer sociable, oh la la, qu'est-ce que je ne dois pas supporter tout en prétendant trouver ça cool ! Si je n'étais pas déjà sérieusement fâchée avec la musique, la soupe que j'accepte d'ingurgiter finirait de m'en dégoûter : R'n'B poisseux, reggae mollasson, chanson française sans intérêt et rap sans mélodie écrit avec un vocabulaire de quinze mots.
Il n'y a que le heavy metal qui trouve grâce à mes yeux, par masochisme sans doute : d'une part il flatte mon noir désir de me faire exploser les tympans, mais d'autre part aussi, curieusement, il me surprend parfois avec des accents d'un classicisme inattendu – orchestre symphonique, chanteuse à la voix lumineuse de soprano lyrique, quatuor de violoncellistes qui malmènent Grieg à grands coups d'archet sauvages – autant de fantômes du passé qui me font au cœur un pincement doux-amer...
Je sais que je ne pourrai plus jamais jouer aussi bien qu'avant. Mais parfois jouer me manque tellement que j'ai des fourmillements au bout des doigts comme si mon violon et mon archet étaient des membres fantômes, amputés de mes bras mais dont je continue à sentir la présence illusoire. Je sais ce qui se produira si je reprends mon violon, alors je ne le fais pas. A la place, je fais mine de m'extasier sur les passions musicales des autres, même si elles m'écorchent les oreilles. J'ai envie de leur conseiller les concertos Brandebourgeois ou la Jeune Fille et la Mort, juste pour voir. Ca fait de moi une horrible snob, non ? Du coup je me tais et je tâche de prendre l'air approbateur. Je ne peux pas risquer de me retrouver seule avec mes pensées en ce moment, j'ai trop besoin d'appartenir à quelque chose.
Je vais donc traîner à la médiathèque avec mes copines le soir après les cours, le mercredi ou le week-end. Officiellement pour faire nos devoirs ensemble et nous entraider autour d'une table dans une ambiance studieuse. Officieusement pour glousser, manger en douce des cochonneries (c'est interdit de manger dans les salles) et parler de nos amours en paix loin des oreilles de nos parents. Les gens sérieux, comme les étudiants en médecine qui potassent pour leurs partiels, nous jettent des regards noirs et des « chut » exaspérés tandis que nous pouffons de plus belle en parsemant notre table de miettes de chips et de barres chocolatées. J'écoute parler les autres filles, je m'indigne des coups foireux de leurs petits copains ou de leurs garces de rivales, je me répands avec elles en admiration sur les mecs les plus cotés du lycée, je me réjouis de faire partie de la bande, et je garde pour moi ce que je pense d'Alexis. Ce que j'expérimente avec lui n'est pas tellement verbal de toute façon.
Avec Alexis, les choses sont simples parce que discuter n'est pas sa préoccupation majeure, ce qui me convient parfaitement. Nous apprenons à nous connaître essentiellement par le toucher, et je découvre que l'interaction sensuelle avec une autre personne a plus à voir avec la musique que je ne l'aurais soupçonné. Les baisers, les caresses, tout en remplissant celui qui les donne d'émotions et de sensations plus ou moins intenses, délicieuses et troublantes, sont un peu comparables au jeu instrumental : avec une bonne écoute et un peu de pratique, on apprend à repérer les zones les plus sensibles et le toucher le plus adapté pour produire les effets désirés. Il y a aussi la question du rythme et du tempo...
Alexis et moi n'en sommes encore qu'au stade du pelotage expérimental, mais j'ai déjà découvert des choses fort instructives qui n'ont pas laissée pantelante que moi. Son regard semble parfois étonné de tout ce que j'ose entreprendre, mais il me laisse faire. Et moi aussi je le laisse faire, tant que ce qu'il fait me plaît. En fin de compte, c'est peut-être avec lui que je suis le plus moi-même ces temps-ci, même si – ou peut-être parce que – c'est un côté de moi que ni lui ni moi ne connaissons encore véritablement.
VOUS LISEZ
La musique de Louisa
Ficção AdolescenteLouisa s'est cassé la main gauche. Elle a retrouvé assez de mobilité dans les doigts pour se débrouiller dans la vie quotidienne, mais à seize ans, sa vocation de violoniste est anéantie : elle ne pourra jamais devenir professionnelle. Alors si elle...