Je me fiche toujours autant de l'école car je n'ai pas encore trouvé ce que je vais bien pouvoir faire de moi après le bac. A quoi bon s'esclavager la vie pour avoir un bac S avec mention très bien alors que je me fiche comme d'une guigne des concours d'ingénieurs et que je n'ai aucune intention de faire médecine ? Pour l'instant je vis au jour le jour et je creuse la minuscule place que j'ai réussi à recréer pour moi et mon violon dans le vaste univers de la musique. J'ai bientôt dix-sept ans, et je n'ai pas envie de me retenir de suivre mes envies maintenant dans la perspective de lendemains dont je ne sais plus ce qu'ils peuvent bien avoir encore à m'offrir.
A présent je me sens à l'aise avec Pablo pendant les répétitions. J'ai bien repéré les endroits où jouer, ceux où soutenir mon chant de quelques notes, et Baz m'a même écrit quelques jolis solos qui remplacent avantageusement ses claviers dans certaines de nos orchestrations. Mais la présence de mon violon va aussi nécessiter quelques aménagements inévitables à ma prestation scénique.
Petit un, je ne ferai jamais rien sur scène qui risque de mettre mon instrument en péril. Pablo vaut une fortune pour une famille comme la mienne, car c'est un vrai violon de luthier français dans la plus pure tradition des Mirecourt. Rien que l'archet vaut plus de quatre cents euros. Le violon, lui, a coûté plus d'un mois du salaire de ma mère, et je tiens à lui comme à la prunelle de mes yeux. Son vernis n'a pas une rayure, et j'entends bien que ça ne change pas de sitôt.
Concrètement, ça signifie que sur scène, je ne vais pas jouer les hard-rockeuses déchaînées ou les zébulons à ressort – encore un point qui m'éloigne de Samia la bondissante – parce qu'il est hors de question que mon violon tombe ou se cogne, ou pire que je tombe ou marche dessus par accident. Pas non plus de prestations en plein air quand il pleut ou qu'il gèle. Et adieu les talons hauts, qui de toute façon ne sont pas mon truc, même après ma folle période de découverte de la mode et du shopping. Je ne vais pas risquer de m'aplatir sur mon violon pour affoler les mâles du parterre à la vue de ma silhouette en équilibre sur la pointe de mes pieds écrabouillés dans des chaussures faites pour tout sauf pour marcher. Si quelqu'un n'est pas content que je veuille être sûre de pouvoir tenir debout, qu'il vienne donc se plaindre. A coup sûr il s'agira d'un mec en baskets.
Petit deux, il est entendu que dans le groupe c'est moi qui représente la Belle, et qu'il faut un élément visuel (moi) pour attirer et charmer l'œil du public. Simone-Colombine a du succès auprès des mecs. Mais je chante et je joue du violon, et je ne peux tout simplement pas supporter l'idée de n'être pas tant écoutée que regardée comme une vulgaire poupée Barbie, comme si ce que je produisais sur scène n'avait de toute façon aucune importance du moment que je suis agréable à l'oeil.
Alors d'accord, il faut appâter les garçons. Mais ils vont m'écouter. Je choisirai ma façon d'être sexy, et ça ne sera pas en arborant des jupes à la merci des courants d'air et en arrivant sur scène décolletée jusque là. J'ai déjà quelques idées de costumes qui n'impliquent pas forcément la garde-robe héritée de Samia, car à présent je sais à quoi je veux ressembler – et plus important, je sais pourquoi. Ce n'est pas parce que je joue du gothic métal que la musique n'est qu'accessoire, et je vais m'arranger pour que ce soit elle qu'on entende avant tout quand on me regarde.
Je n'ai pas discuté de ces projets de réforme avec le groupe. D'une part, je ne sais pas trop comment ils seraient accueillis, et d'autre part en ce qui me concerne, ils ne sont pas ouverts à la négociation. Je n'ai rien à dire sur la crinière de fauve de Marilyn, ni sur le t-shirt déchiré constellé d'épingles à nourrice de Fred, ni sur l'éternelle chemise de bûcheron et les godillots d'Alice, alors j'estime avoir le droit moi aussi de me montrer telle que je pense que cela me représente le mieux en la circonstance.
J'ai un peu la trouille de rater mon coup et de faire fuir notre public, mais enfin on n'a rien sans rien, et quel est l'intérêt d'un public venu juste pour me reluquer de toute façon ? Et puis nous ne sommes qu'une bande de lycéens qui joue dans les soirées : si je ne peux pas me permettre d'être intègre et fidèle à mes convictions maintenant...
Nous devons jouer à la soirée d'anniversaire d'un des potes de Fred. Il n'y a quasiment dans la salle (enfin dans le salon de ses parents) que des fans de hard-rock, garçons et filles arborant toutes les déclinaisons du look gothique avec occasionnellement quelques touches de grunge. Il y a aussi une belle collection de tatouages sur les uns et les autres, compte tenu de la moyenne d'âge qui doit plafonner à vingt ans. Quant à moi, je me suis fait cette fois un look sur mesure.
J'ai gardé le fond de teint blanc et les larmes de sang, les yeux charbonneux, mais j'ai à peine souligné ma bouche d'un rose pâle mat qui accentue mon air fantomatique. J'ai teint en rouge l'extrémité de mes cheveux mais je les ai ensuite noués en deux chignons ronds et symétriques au sommet de mon crâne, dégageant ainsi nettement mon visage et mon cou pour y caler mon violon.
Je suis toute de noir vêtue. Concession au glamour attendu de mon rôle, mes vêtements sont très moulants et laissent clairement deviner ma silhouette, mais aussi totalement couvrants, et mon haut sans manches, pas du tout décolleté, me monte jusqu'au cou. Sur un fond sombre, on dirait que j'ai la tête et les bras qui flottent, détachés du corps.
J'ai préféré le lycra au pantalon de cuir pour que rien de serré ne m'empêche de respirer ni de bouger librement. Mes pieds bien à plat dans mes ballerines noires sont solidement ancrés au sol. C'est le vernis rouge de mon violon qui attire l'attention, rappelant les larmes de sang sur ma joue et le rouge de mes cheveux, et cela me paraît très bien ainsi.
Lorsque j'ai rejoint le groupe ce soir, volontairement à la dernière minute, les autres ont eu peu de temps pour marquer leur surprise et trouver comment réagir tandis que nous montions en voiture.
– Ah ouais, a dit Fred, c'est sympa aussi. (J'entends « c'était mieux avant », mais peu m'importe).
– J'aimais mieux le rouge à lèvres rouge, a osé Baz.
– Pas mal, la coiffure, a souri Alice, malicieuse. On dirait un personnage de manga !
Marilyn n'a rien dit, mais j'ai vu la façon dont il me déshabillait des yeux dans ma tenue très ajustée, et je crois qu'en ce qui le concerne, j'ai rempli mon contrat question sexitude. Je suis toute en noir cela dit. Le soir dans une salle de séjour bondée et mal éclairée, il faudra faire marcher son imagination, mais après tout c'est là tout le secret de l'érotisme.
Ce soir-là, pour la première fois, je joue du violon en public à un concert de Death Notes. Je ne suis plus embarrassée par mon look de Gothic Lolita et ma tenue inconfortable, je sais parfaitement ce que je dois chanter et jouer, quand et comment bouger pour éviter les désastres musicaux. Le public saute sur place, siffle et crie son approbation, nous applaudit. A la fin, des garçons viennent me dire qu'ils m'ont trouvée super et certains me demandent mon numéro de téléphone. Comme quoi. Des filles viennent me dire qu'elles m'ont trouvée super et que c'était trop génial de jouer du violon dans un groupe de métal. Merci les filles !
Les jours suivants, de nouveau revêtue de ma cape d'invisibilité dans la cour du lycée, je surprends quelques échos du concert. Bien moins qu'après celui chez David, car Fred et la plupart de ses potes ne vont pas au même lycée qu'Alice, Baz et moi. Mais ce que j'entends me colle sur la figure un grand sourire idiot pour tout le reste de la journée :
– T'as vu la chanteuse de Death Notes ? C'est dingue, elle avait un violon !!
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La musique de Louisa
Novela JuvenilLouisa s'est cassé la main gauche. Elle a retrouvé assez de mobilité dans les doigts pour se débrouiller dans la vie quotidienne, mais à seize ans, sa vocation de violoniste est anéantie : elle ne pourra jamais devenir professionnelle. Alors si elle...