Bon, j'ai trouvé mon propre style en tant que chanteuse de Death Notes, ce qui est plutôt cool, et j'ai découvert que je pouvais encore un peu jouer du violon. Curieusement, ça ne me fait déjà plus aussi plaisir que ça. Jouer encore un peu.
Un peu.
C'est ce peu qui me met de mauvaise humeur. Je voudrais avoir la sagesse de m'en contenter, mais. Quand j'ai le violon en main, les vieux réflexes reprenant le dessus, j'ai envie de faire plus et je tente de repousser mes limites. Je m'échauffe avec soin, je commence à jouer avec circonspection, puis je prends confiance, je me laisse emporter par l'idée de ce que je devrais être capable de jouer, et paf – ça coince. A chaque fois. A chaque fois ! Une note tombe à côté, puis une autre, et une autre, parce que l'un de mes doigts a perdu sa souplesse et n'arrive plus à l'endroit où je pense, ou alors parce je m'embarque dans un tempo trop rapide, ma main gauche se désynchronise d'un rien, et je me retrouve à jouer un lamentable cafouillis de notes brouillées. Je respire un grand coup et reprends plus lentement. Et ce plus lentement me fait enrager.
Oui, c'est merveilleux de pouvoir encore jouer. Mais devoir déjà regarder en face le fait d'avoir des limitations physiques, de ne plus être en mesure de contrôler totalement mon corps – à même pas dix-sept ans, avant même d'être considérée comme adulte – je trouve qu'il y a bien de quoi enrager. C'est là que la déprime me rattrape : pourquoi moi et pas quelqu'un qui ne jouait pas de violon ? Pourquoi la main et pas le pied ? Ce n'est pas juste. Jouer un peu de violon sur une scène pop pour épater les gens qui n'y connaissent rien, ou bien jouer des morceaux faciles pour me rappeler le bon vieux temps, c'est tout ce que je peux espérer désormais. J'ai dit que j'avais accepté, mais la pilule a quand même du mal à passer.
J'extériorise une partie de ma frustration en chantant en boucle Nemo de Nightwish : These lines the last endeavor to find the missing lifeline... Ces mots sont ma dernière tentative pour trouver quelque chose à quoi me raccrocher ; All I wish is to dream again, My loving heart Lost in the dark ; Tout ce que je souhaite c'est de rêver à nouveau, Mon cœur aimant perdu dans le noir ; For hope I'd give my everything... Je donnerais tout ce que j'ai pour espérer...
C'est une bonne chose que le hasard ait mis le metal symphonique sur mon chemin. Au moins, à chanter, ça défoule.
Histoire de me changer les idées, j'ai accepté l'invitation d'Alexis à assister à l'une de ses compétitions de gymnastique. C'est la finale de son tournoi inter-régional, qui lui permettra peut-être de s'élever jusqu'au niveau national. Je n'ai jamais assisté aux entraînements d'Alexis et je ne connais rien à la gymnastique à part le nom de quelques agrès – barres parallèles, barre fixe, cheval d'arçon – mais je sais reconnaître les preuves d'un entraînement acharné, et j'ai pu admirer de près le résultat de la dévotion de mon petit ami à sa discipline : des bras, des jambes, des pectoraux et des abdos à la musculature admirablement dessinée, un corps digne d'une statue grecque, d'une fermeté sans faille sous la douceur de sa peau, et des mains calleuses, endurcies par des heures et des heures de frottement sur les tapis et les agrès. Des mains toujours un peu rêches au premier abord sur ma peau, avant que je ne me laisse emporter par leur douceur et leur énergie.
Alexis est passionné par sa discipline comme je le suis par le violon. On ne discute jamais beaucoup quand on se voit, mais quand il m'a invitée à venir à sa compétition, une lueur familière brillait dans ses yeux – le feu sacré. Pour je ne sais quelle raison, il semblait tenir à ce que je vienne le voir à l'oeuvre, et lui si peu bavard s'est même fendu de quelques explications lapidaires mais précises sur le but de la compétition, les épreuves et les notes. J'ai accepté, peut-être par masochisme, pour voir quelqu'un d'autre réussir à dompter son corps et en faire ce qu'il veut quand le mien fait grève et me cantonne à n'être plus désormais qu'une violoniste du dimanche.
Ou peut-être par sadisme, me dis-je après coup. Depuis les gradins, je regarde Alexis passer au cheval d'arçon. A le voir faire tournoyer son corps autour du cheval, tendu, précis, et droit comme un i, tout son poids reposant uniquement sur les bras, l'expression « à la force des poignets » me vient en tête et prend soudain un sens très concret. Les gestes d'Alexis sont fluides et assurés. Le visage concentré et fermé au monde extérieur le temps de sa prestation, il ne marque ni saccades ni hésitation et voltige avec une apparente facilité, seulement démentie par la fine pellicule de sueur en train de se former sur son visage et ses épaules musclées. Et pourtant, je pressens que cet équilibre tient du miracle et que la chute, l'entorse, ou pire encore, ne sont qu'à une seconde d'inattention de cette fragile perfection. S'il ratait une prise, un geste, si sa main glissait... Un gymnaste blessé peut-il remonter sur son cheval d'arçon ? Au bout de combien de temps ? Retrouve-t-il jamais son ancien niveau ?
Je finis par réaliser le tour néfaste qu'ont pris mes pensées et ferme les yeux horrifiée, envahie par la crainte superstitieuse de porter la poisse à Alexis et de provoquer sa chute si je le regarde faire jusqu'au bout. Je croise les doigts de toutes mes forces pour conjurer le mauvais sort et m'efforce de ne plus penser à rien. Ce n'est que lorsque la salle applaudit que je rouvre les yeux et découvre Alexis impeccablement réceptionné au sol pour son salut final, après une probable sortie sans faute. Redevenu attentif au monde qui l'entoure, il me cherche à présent des yeux dans le public, et avec un soupir de soulagement, je lui fais de grands signes enthousiastes. Ouf, sain et sauf pour cette fois.
Pas grâce à moi. Je suis abominable de penser ce que je pense en regardant mon amoureux se donner à fond, en pleine maîtrise de son corps, une maîtrise qu'il a conquise de haute lutte après des heures, des mois et des années d'entraînement pour façonner son corps et le plier à sa volonté. Abominable de l'imaginer tombé, brisé, vaincu par la gravité tandis qu'il voltige sur les agrès. Alexis pratique un sport où il flirte en permanence avec le risque bien réel de se blesser. Et c'est moi, la violoniste, pour qui le risque majeur de blessure professionnelle était de me faire fouetter la figure par une corde de mi cassée en plein jeu, telle une minuscule lanière métallique acérée, qui me retrouve clouée au sol. Je projette sur lui, sur sa grâce de grand fauve et ses mouvements d'une fluidité parfaite mon impuissance d'oiseau aux ailes rognées.
Je suis jalouse, jalouse, jalouse ! Mais aussi suffisamment lucide pour avoir honte de mes mauvaises pensées. Ce n'est pas Alexis qui m'a pris ce que j'ai perdu, et à quoi bon souhaiter qu'il me rejoigne dans ma misère ? Cela ne me rendra pas mes ailes.
Alexis sort bien placé de la compétition. Son entraîneur le félicite d'une bourrade : il ira au championnat de France. Je le retrouve à la sortie, douché, épuisé et sereinement content. Il a atteint l'objectif qu'il s'était fixé pour aujourd'hui et savoure son succès en silence, un demi-sourire tranquille gravé sur le visage. Son absence d'orgueil et son bonheur sincère de me retrouver désarment ma jalousie et nous rentrons ensemble, l'un contre l'autre. L'avoir vu dans son fuseau blanc et son maillot moulant de gymnaste, les muscles en pleine action, m'a donné quelques idées que j'ai envie d'explorer à loisir. Pour ce que j'ai en tête, l'état de ma main gauche importe assez peu.
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La musique de Louisa
Fiksi RemajaLouisa s'est cassé la main gauche. Elle a retrouvé assez de mobilité dans les doigts pour se débrouiller dans la vie quotidienne, mais à seize ans, sa vocation de violoniste est anéantie : elle ne pourra jamais devenir professionnelle. Alors si elle...