Chapitre 17 : chanter

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– Tu sais, je t'ai vue à la foire aux talents du lycée...

Il s'en est passé des choses depuis. Les filles, les garçons, les profs, Facebook, ma mère, Samia... J'ai l'impression qu'un mois s'est écoulé. Mais non, ça ne fait qu'une petite semaine.

Alexis caresse du bout des doigts la marque du violon sur mon cou, avec l'air de tenir enfin la réponse à une question qu'il se posait depuis longtemps.

Je le regarde, incertaine. Il ne me traite pas différemment, ne me reproche pas de lui avoir caché des choses, n'a pas l'air jaloux ni fâché. En fait, il semble plutôt content. Hésitante, je demande :

– Et euh, qu'est-ce que t'en as pensé ?

Il me gratifie de l'un de ses sourires zen :

– Ca explique bien des choses. Je t'ai enfin vue dans ton élément.

– Mon élément ?

– La musique. Ca se voit que c'est ton truc. Quand tu en fais, tu as l'air... d'être enfin complètement toi.

Je suis surprise par la pertinence de son analyse. Alexis ne parle pas beaucoup, mais je crois que je l'ai sous-estimé. Sans réfléchir, je lui avoue :

– Le problème, c'est que je ne peux plus vraiment jouer du violon. Pas après l'accident...

Je lui raconte tout. Il m'écoute attentivement, toujours zen, et me laisse parler tant que j'en ai besoin.

– ... Alors tu vois, pour le violon c'est foutu. Et du coup, qu'est-ce que je suis censée faire de ma vie ?

– A ton avis, pourquoi je me fatigue à passer mon bac ?

Je n'en ai aucune idée et je ne vois pas le rapport, mais j'imagine qu'il veut en venir quelque part, alors je joue le jeu.

– Pourquoi ?

– Parce que j'ai beau me défoncer pour la gym depuis mes huit ans, je sais depuis toujours que ma carrière – si j'en fais une – aura une date limite. A trente ans grand maximum je serai fini pour les compétitions. La gym est ce que j'aime le plus au monde mais il y a toutes les chances pour qu'elle ne me permette jamais de gagner ma vie.

Oh. Je conçois la cruauté de ce compte à rebours. Moi je ne me doutais pas que mes jours seraient aussi comptés quand j'ai commencé à jouer, certains violonistes comme Yehudi Menuhin ont continué à jouer très vieux...

Je demande :

– Tu sais ce que tu vas faire après ?

– Pas trop. Entraîneur dans un club peut-être. Mais si ça se trouve, d'ici quinze ans, j'aurai trouvé autre chose qui m'intéresse...

Il se tait un moment, puis ajoute :

– Toi en tout cas tu pourras faire de la musique, y a pas de limite d'âge pour ça. Tu as remarqué que tu savais aussi chanter, non ?

Je fronce les sourcils. Pour le coup, je me sens vaguement coupable de pouvoir continuer la musique après trente ans si tel est mon bon plaisir. Mais surtout, sa remarque me rappelle cette conversation surréaliste que j'ai eue à la fin du concert avec madame Caron, la prof de chant du conservatoire. Elle était venue voir sa fille, qui est aussi dans ce lycée, et après m'avoir entendue chanter, elle tenait absolument à ce que je m'inscrive dans sa classe. Elle dit que c'est l'âge parfait pour commencer le chant, et que j'ai une voix prometteuse.

Moi, chanteuse lyrique ? Oui, je chante pour Death Notes – du rock, pour rigoler. Ca fait plaisir et ça défoule. Mais faire ça sérieusement ?

J'ai toujours chanté à vrai dire. En primaire, la maîtresse nous faisait commencer chaque matinée d'école par une chanson, c'était une bonne façon de démarrer la journée. Je sais encore toutes les chansons par cœur. Quand j'ai commencé le violon, au conservatoire la participation au chœur était obligatoire pour tous les enfants jusqu'à douze ans. J'ai chanté dans le chœur pendant plusieurs années, des chorals de Bach aux pièces de Britten en passant par les chants de Noël et à peu près tout ce qui peut se chanter. On chantait aussi au cours de solfège. Je chantais à l'occasion pendant mes cours de violon pour déchiffrer mes partitions – selon le bon principe que ce qu'on est capable de chanter, on est aussi capable de le jouer – et puis tiens, je chante sous ma douche, l'acoustique est démente et tout d'un coup j'ai un incroyable talent. Mais chanter pour de vrai ? J'ai toujours tellement considéré ma voix comme un instrument au service de la fin ultime – jouer du violon le mieux possible – que j'ai du mal à imaginer qu'elle puisse avoir le moindre intérêt en soi.

– Euh, tu trouves que je chante bien ?

– T'as une super belle voix ! On dirait une chanteuse d'opéra !

Bon évidemment, Alexis n'y connaît rien. C'est comme s'il me demandait si ses figures aux anneaux étaient réussies. Je pourrais juste lui dire si elles m'ont épatée ou pas. Cela dit, je sais qu'il ne me mentirait pas, et il a l'air sincère. Ca me fait plaisir quand même.

Après la foire aux talents, j'ai été tellement interloquée par cette idée de cours de chant que ça m'a court-circuité les neurones. Ca changerait tellement tout. J'ai refusé d'en discuter et soigneusement évité d'y penser parce que c'était trop tôt, trop compliqué. Trop compliqué dans le genre « comment remplacer le violon par quoi que ce soit d'à moitié aussi génial ? », mais aussi dans le genre « c'est sûrement trop beau pour être vrai. »

C'est sûrement trop beau pour être vrai. Je n'ai sans doute qu'une voix de soprano médiocre qui ne permettra pas d'aller bien loin. Chanteuse du dimanche, ça manquait à mon palmarès !

Mais pour ce qui est de remplacer le violon, maintenant que j'y repense, que m'a seriné mon prof pendant toutes ces années passées à m'escrimer sur mon instrument ? Que le chant du violon ne visait à rien d'autre qu'à imiter celui de la voix humaine. Que les inflexions qu'on produit sans y penser en chantant, il faut parfois beaucoup de travail pour parvenir à les imiter avec ses doigts et son archet, pour ne pas mettre d'accents disgracieux là où la voix coulerait toute seule, ne pas faire un vilain crescendo à cause du coup d'archet là où le chant irait d'instinct en diminuant, ne pas hacher ce qui serait naturellement lié, parvenir à charger d'émotion un son qui ne vous sort pas directement de la poitrine mais doit passer par tant d'intermédiaires avant de parvenir à toucher l'auditeur. Tout ce travail pour imiter la voix humaine.

Et puis qu'est-ce que je n'ai cessé de faire depuis que j'ai admis que j'avais besoin de musique, quand bien même je ne pouvais plus jouer de mon instrument comme avant ? J'ai chanté, chanté, et chanté encore.

Je me demande en quoi consistent les cours de chant. Est-ce que je devrais reprendre au niveau débutant ? Est-ce qu'il y a des concours internationaux de solistes comme pour les jeunes violonistes ? Sorti des grands airs qu'on entend dans les musiques de films ou les pubs, je ne me suis jamais trop intéressée au répertoire, qu'est-ce qu'on chante ? Est-ce que c'est beau ? Est-ce que ça m'intéresserait ? Oh la la, ça y est j'ai le cerveau qui fume. Et tant d'inconnu me donne le vertige.

Tout d'un coup je me souviens de ma passion pour Offenbach, et les hurlements furieux d'Eurydice contre son mari Orphée me reviennent en mémoire. Jouer Eurydice, comme Natalie Dessay qui était d'une drôlerie irrésistible dans ce rôle, ça doit être sympa. Bien sûr, c'est un sacré morceau à apprendre. Tout par cœur. Sur scène, pas de partition. Et puis c'est à moitié du théâtre... Est-ce que j'en serais capable ?

Je gratifie mon chéri d'un baiser à la mesure de ma gratitude.

– Merci pour ton aide ! T'as été génial.

Puis je me lève et je le plante là.

– Je t'appelle ! Il faut que je me documente...


La musique de LouisaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant