Chapitre 18 : la case départ

291 29 1
                                    

Me documenter n'a fait qu'aggraver mon vertige face à l'étendue de mon ignorance en ce qui concerne le chant, sa technique, son répertoire et ses métiers. Alors j'ai décidé de prendre le taureau par les cornes et d'aller faire une séance d'essai avec madame Caron au conservatoire.

Elle me reçoit avec le sourire, me remercie d'avoir répondu à son invitation, et commence par m'expliquer que le chant lyrique soliste, contrairement aux autres instruments, ne se travaille vraiment qu'après l'adolescence, une fois la voix devenue adulte. Elle sait que je fais du violon depuis des années, mais c'est bel et bien ma prestation vocale qui a retenu son attention à la foire aux talents.

Elle me fait faire quelques exercices pour m'échauffer, et mine de rien en profite pour voir jusqu'où je peux monter ou descendre. Elle joue au piano les arpèges qu'elle veut me faire chanter, et change la nuance, tantôt piano, tantôt forte, toujours pour voir si je peux suivre je suppose. J'avais le trac en arrivant, parce que je ne suis pas habituée à évaluer la qualité de mon chant, et que j'ai peur tout d'un coup de ne pas avoir de talent – ou pas assez – alors je m'efforce de ne penser à rien et de faire seulement ce qu'elle me demande.

Après les exercices, elle me tend une partition. Curieusement, ce n'est pas un air d'opéra. C'est Memory, un extrait de Cats, la comédie musicale américaine, immortalisé entre autres par Barbra Streisand. Madame Caron marque la mesure sur le piano tout en me chantant la mélodie, le temps que je déchiffre la partition. Nous travaillons le morceau pendant le reste de la leçon et je me sens curieusement à ma place : le violon en moins, c'est un cours de musique comme j'en ai déjà eu des dizaines d'autres. Si je ne sais pas trop évaluer ma technique vocale, du moins je sais ce qu'on attend de moi et comment essayer de m'exécuter. A la fin de la leçon je commence à avoir l'impression d'être Barbra Streisand en personne (le nez en moins) et à cause de tout cet oxygène apporté par le chant, je me sens en pleine forme, le cerveau boosté à bloc.

Je prends mon courage à deux mains et demande à la prof ce qu'elle pense de ma voix et si ça vaut le coup de poursuivre.

– J'espère bien que tu décideras de poursuivre, oui, me dit-elle. Tu as pas mal de travail en perspective, et il faudra tôt ou tard que tu décides quel répertoire tu veux chanter, mais pour l'instant tu as déjà des acquis sur lesquels t'appuyer. Ta voix est souple, bien posée, tu la projettes sans forcer, ta technique n'est pas mal du tout pour une débutante. Et puis tu as déjà fait beaucoup de musique, non seulement c'est autant de gagné pour le déchiffrage, mais en plus tu as de l'expressivité. Si tu veux te lancer, je te prendrai directement en deuxième cycle, et on verra d'ici un an ou deux où tu en seras. Tu connais déjà le cursus : c'est à peu près le même que pour le violon !

Un peu incrédule, je lui demande :

– Vous êtes sûre ? C'est vraiment jouable ?

Pablo m'en est témoin, je n'ai pas l'habitude de considérer ma voix comme mon instrument.

Elle me sourit avec bienveillance.

– Tu sais, ça fait quinze ans que j'ai des jeunes chanteurs dans mes classes. Si je te dis que tu as du potentiel, tu peux me croire. Donne-toi un peu de temps pour voir si ça te plaît. On se revoit la semaine prochaine ?

Et comment qu'on se revoit ! Surprise de mon manque d'hésitation, je réponds

fermement par l'affirmative et je la remercie pour aujourd'hui.

A la sortie du cours, je me rends au secrétariat pour me renseigner sur le cursus de chant. Premier et deuxième cycle, troisième cycle professionnalisant, concours d'entrée au CNSM... Oui, les possibilités d'études et de carrière sont à peu près les mêmes qu'au violon. Un chanteur peut devenir enseignant, choriste professionnel ou soliste, selon ses envies, sa chance et son talent.

Je sors du conservatoire et me balade où mes pas me mènent à travers la ville, perdue dans mes pensées. Une porte s'est brutalement refermée sur les doigts de ma main gauche, mais voilà que tel Aladin, je n'avais qu'à ouvrir la bouche pour faire jaillir le sésame qui en ouvre une autre. Je suis une musicienne et je le resterai jusqu'à mon dernier souffle. De cela je suis certaine. Pourquoi ne pas suivre cette nouvelle route et voir où elle peut me mener ?

Mais mon corps m'a trahie pour le violon. Et si ma voix flanchait elle aussi ? Je repense à Alexis et à sa nécessité d'avoir un plan B à la fin de sa trop courte carrière. La voix, contrairement au violon, ça vieillit. Ca se casse, ça s'enroue, ça se perd. Mon nouvel instrument me paraît soudain terriblement fragile.

Je m'assieds sur un banc pour feuilleter les prospectus sur la poursuite d'études que j'ai ramassés au secrétariat : il y a plusieurs diplômes universitaires qui permettent d'enseigner la musique. Est-ce que j'aimerais enseigner la musique ? Je repense à Marie, à son mini-violon et son immense enthousiasme. Je crois que j'aimerais bien faire de la musique avec des petits, oui. Ca sera mon plan B. Au cas où ma voix ne serait pas à la hauteur.

Encore grisée par l'afflux d'oxygène dû à la respiration abdominale, je me relève avec détermination. Une stratégie se précise dans ma tête. Je me donne trois mois avant de faire le point. D'ici là, je vais aller demander aux professeurs d'éveil musical du conservatoire si l'un d'eux m'accepte quelques temps comme assistante. On verra si je suis bonne à quelque chose avec une ribambelle de petits en face... Et je vais prendre des cours de chant. Je vais m'y mettre à fond. Si j'ai l'impression que tout ça peut vraiment me conduire quelque part, eh bien alors...

En un éclair, mon futur emploi du temps défile dans ma tête : cours de chant hebdomadaires, séances quotidiennes d'entraînement, découverte du répertoire, participation aux ateliers d'art lyrique pour apprendre à interpréter les rôles à l'opéra, chœur de chambre avec d'autres élèves chanteurs de second cycle... Je tiens aussi à garder du temps pour Death Notes, ça me fera sûrement un bien fou de sortir un peu du conservatoire, de retrouver Pablo et de me changer les idées. On peut compter sur le groupe pour ça, sans compter le vent fou que doit y faire souffler Samia.

Oh la la j'y pense, pour mon plan B il vaudrait mieux que j'aie mon bac ! Il va falloir que je me remette à bosser au lycée, j'ai les épreuves de français à la fin de l'année. Fini les vacances.

Mille questions non résolues me tournent dans la tête et je soupire à la pensée de tout ce temps libre en fin de compte pas désagréable que j'ai brièvement expérimenté et qui ne sera bientôt plus qu'un lointain souvenir. Mais il me revient en mémoire une interview du violoncelliste Janos Starker, déjà âgé, encore soliste et professeur à l'université, à qui l'on demandait s'il comptait prendre sa retraite pour se reposer après sa longue carrière : « J'aurai le temps de me reposer quand je serai mort ! » avait-il répondu en souriant.

Malgré moi je sens une irrésistible joie me gagner. C'est vrai, je vais recommencer à courir dans tous les sens et je n'arrêterai jamais une minute. Il y a tant de travail en perspective ! Mais j'aurai la vie que je veux : une vie remplie de musique.


La musique de LouisaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant