La garde de Lucien prit fin après le coucher du roi, à vingt-trois heures. Ce soir, le capitaine ne lui enjoignit pas de rejoindre Paris pour s'en prendre à un autre « indélicat » et, exténué, il put rentrer dans ses appartements, au premier étage du Grand Commun.
La double-pièce qu'il occupait valait à peine mieux que celle d'un serviteur, encombrée par les malles d'affaires dont avait besoin Lucien pour occuper son poste. Au moins, il disposait d'une petite salle de bain attenante, où il pouvait ordonner qu'on lui montât de l'eau tiède quand il désirait se toiletter.
Le froid s'engouffrait par une fenêtre autrefois élégante, mais qui manquait cruellement d'entretien. La lucarne laissait également passer l'odeur des ordures, que les courtisans ou les serviteurs jettent par les fenêtres à longueur de journée. À travers les murs fins, il entendait le bruit des conversations, d'hommes ivres qui vomissaient ou déféquaient derrière une porte, de prostituées ayant accompagné les officiers dans leurs chambres, des marmitons, boulangers et autres confiseurs qui livraient bataille contre le temps dans les cuisines, en venant régulièrement aux mains entre eux. Sans même parler des serviteurs qui transportaient les milliers de plats et couverts ayant servi ce soir au château et qui devaient être nettoyés pour le lendemain.
Lucien venait à peine d'ôter son gilet et s'apprêtait à le plier précautionneusement lorsque l'on gratta à la porte. Il soupira, parfaitement conscient de ce que cela pouvait signifier. Il ouvrit. Une servante s'inclina devant lui :
— Sa majesté vous attend au Petit Trianon.
— Très bien.
Lucien remit son gilet, prit sa cape et son sabre, avant de suivre la servante. Ils durent traverser les jardins, encore occupés par quelques « logeants », les courtisans vivants dans des appartements du château, puis ils passèrent par le parc. Lucien garda la main sur son sabre le loin du voyage, conscient que des braconniers ou des brigands s'y trouvaient parfois. Ils n'auraient bien sûr jamais osé s'attaquer à l'escorte d'un noble, mais un simple lieutenant et une servante n'y étaient pas en totale sécurité.
Il aurait sans doute été plus confortable de prendre une monture, mais cela aurait mis davantage de temps encore et la reine n'aimait guère patienter.
Au bout d'une longue marche, ils parvinrent devant les grilles du petit Trianon, le domaine de la reine, lieu où elle régnait en maîtresse absolue et où les hommes, y compris le roi, ne pouvaient séjourner une fois la nuit venue. Pas sans la protection de la souveraine, du moins.
Lucien mit sa capuche et suivit la servante par l'entrée des domestiques, sous l'œil averti de deux gardes qui ne les en empêchèrent point. Il restait à espérer qu'ils ne dénonçassent point la venue du lieutenant à sa compagnie, où il serait disgracié en un instant. Sur ce point encore, il dépendait des faveurs de la reine.
La servante le guida à travers les couloirs étroits du petit château, qui ressemblait davantage à un manoir de campagne qu'à la demeure de la reine, au-moins dans les étages inférieurs. C'était cependant là tout l'intérêt : la reine avait une tolérance limitée pour le faste de la cour et appréciait sa retraite, dans l'intimité. Lucien la comprenait amplement, lui qui vivait dans le Grand Commun : ici on pouvait se reposer et passer le temps sans se faire assaillir par mille stimuli. On pouvait y apprécier le calme et les menus-plaisirs, en toute discrétion.
Ils montèrent le grand escalier, vide à cette heure, tandis que de salons provenaient le bruit de discussions entièrement féminines, sans aucun doute les favorites de la souveraine. Lucien ne les rencontrait jamais, lors de ses visites, ses affaires avec la reine appartenant au secret.
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Les infortunes de Lucien - (extraits du roman édité)
Fiction HistoriqueVersailles, 1776. Lucien est Garde-du-corps du roi, prestigieuse position qu'il doit à la bienveillance de la reine. Hélas, son Altesse royale ne manque pas de lui rappeler ses devoirs envers elle, ce qui pourrait bien le mener à sa perte. Un roman...