Une fois le pansement réajusté et sa panse restaurée, Lucien rejoignit les appartements du roi avant que le petit couvert ne se terminât.
Il s'arrêta au salon de Mars, où les Garde-du-corps se préparaient à la promenade dans les jardins, comme chaque après-midi. La pluie qui la veille détrempait les rues s'était tue plus tôt, ce qui rendrait la promenade moins désagréable.
Lucien vint se placer aux côtés du lieutenant de Valois, comte et possesseur de belles propriétés dans le sud du Royaume. De Valois n'avait jamais manqué, sans pour autant prononcer de mots déplacés, de lui faire valoir tout son mépris de classe devant l'arriviste que représentait Lucien.
Une dizaine de gardes se trouvaient également présents, leurs pertuisanes en main. La relève de la garde pouvait à présent avoir lieu.
Lucien patienta ainsi quelques minutes, avant que les portes ne s'ouvrissent. Les deux Gardes de la Manche, l'élite parmi l'élite, franchirent le seuil les premiers. Lucien se raidit, la main sur la garde de son sabre.
Le silence se fit.
Chaque homme, garde comme noble, tourna son attention vers les portes, prêts à saluer ou à plier genou devant sa majesté.
L'attente ne dura que quelques instants, mais Lucien eut l'impression qu'une éternité s'était écoulée avant qu'enfin, le roi ne sortît.
Revêtu d'une cape pourpre et brodée d'or, aux insignes royaux, il portait également une veste de soie immaculée, aux manches de dentelle de calais. Une perruque à nœud, aux boucles impeccables, reposaient sur le sommet de sa tête avec une solennité dont seul le monarque pouvait afficher. Ses chaussures, à talonnettes et aux larges boucles d'argent massif, possédaient des semelles rouges comme du sang de bœuf.
Les parfums du roi embaumèrent la pièce, couvrant les odeurs de crasse, de sueur et de cuisines, de leurs effluves doucereux.
Dans la salle, tous s'inclinèrent, dans un bruissement d'étoffe. La petite musique provenant de la chambre du roi se fit audible un bref instant, dans le quasi-silence, puis l'agitation reprit.
Lucien et de Valois prirent la suite du roi, alors que les gardes se plaçaient deux à deux derrière eux, formant une escorte de pas moins de quatorze hommes, suivant leur souverain vers les jardins.
À chaque pas, les hommes et les femmes s'inclinaient, salués par le roi en retour pour les plus prestigieux, ignorés pour les disgraciés. Cette simple reconnaissance, ce geste de la main dans les airs, bâtissait ou défaisait les réputations.
Lucien le réalisait, le pouvoir le plus absolu se trouvait à un mètre à peine de lui, créateur et destructeur à la fois, divin. Il l'approchait de plus près que le reste de la cour, d'autant qu'il n'était pas réputé avoir de maîtresses. Malgré tout, Lucien n'oubliait jamais la reine.
Au troisième salon, le roi s'arrêta.
— Comte de Maurébant, dit-il.
Lucien reconnut en effet l'individu qu'ils avaient agressé la veille même, dans les rues de l'ancienne capitale. Ce dernier effectua une grande révérence, malgré une certaine rigidité à l'épaule, là où le soldat l'avait vraisemblablement blessé, ou plutôt marqué, la veille.
— Votre altesse, répondit-il. J'aimerais vous faire un présent.
Le roi lui fit signe de continuer. Maurébant fit apporter une large boîte par un page, et l'ouvrit devant le roi. S'y trouvaient des étoffes, vraisemblablement une chemise de soie, qui devait coûter autant qu'une année de rente. Certains y lisaient vraisemblablement un signe de richesse, de la part du comte, mais Lucien savait la vérité. L'homme présentait ses excuses et se soumettait à l'autorité royale, jurant par les gestes une fidélité retrouvée.
— Cela conviendra, répondit le roi.
Un valet prit le présent et la marche continua, non sans que Lucien ne remarquât un autre homme, incliné lui-aussi, à la peau métissée : l'inconnu de la veille, en habits de cour. Il portait même des armoiries, qui l'identifiaient comme un chevalier. Ils croisèrent le regard, l'espace d'un court instant, et le lieutenant aurait juré que l'autre le reconnût.
Puis l'escorte sortit dans le jardin.
Face au château se trouvaient les premiers bassins, aux proportions parfaitement géométriques et à l'élégance française. Au loin, le grand canal se dessinait dans la longueur, tout comme le gigantesque domaine de Versailles, où le roi adorait chasser.
Le tout-venant se promenait sur les parterres, flânant autour des fontaines dont certaines statues ont perdu de leur éclat avec le temps. Les regards ne quittaient pas un instant le monarque, dont s'approchaient par moment d'autres personnages de la cour, pour présenter leurs respects. Lucien reconnut ainsi le comte de Vergennes, secrétaire des affaires étrangères, qui s'entretint à voix basse avec le roi. Le lieutenant, toujours aux aguets de par sa fonction de Garde-du-corps, prêta néanmoins une oreille discrète aux discussions d'état qui avaient lieu si près de lui.
Il entendit la mention d'Albion, que le ministre qualifiait de « nation avide et inquiète », mercantile et opposée aux intérêts de la France. Voilà la seconde fois en une journée que Lucien entendait parler de l'Angleterre, mais il n'en savait pas davantage. Les puissants le mettaient rarement dans la confidence. Le roi répondit au ministre, mais pas assez fort pour que Lucien ouït ses propos.
L'escorte contourna le bassin de Latone que des jeux d'eaux animaient, cœur des jardins du château, puis se dirigea vers le bosquet du Marais. Le roi glissa quelques mots à l'un de ses gardes de la Manche, qui acquiesça avant de faire signe à Lucien de le suivre. Le lieutenant s'exécuta et les deux hommes entrèrent dans le bosquet, passant le long d'un bassin bordé de roseaux de métal et orné d'un arbre de métal crachant de l'eau marron et odorante. Les deux soldats firent partir les flâneurs vers l'autre sortie, qu'ils gardèrent.
Le roi entra à son tour dans le bosquet, tandis que les hommes de garde prenaient place en veillant à le laisser isolé, dissimulé par les roseaux. Quelques courtes minutes passèrent, puis une dame dans une robe volumineuse et à la coiffure en échafaudages, pyramide capillaire surplombé de plumes, gazes et rubans colorés, tenant par la grâce de Dieu et de l'artiste-coiffeur. Elle avait probablement passé la matinée entière pour se faire apprêter.
Elle était accompagnée d'une femme presque juvénile, aux atours moins extravagants que son aînée et aux yeux d'un bleu profond. Le garde la Manche s'écarta, aussitôt imité par Lucien, et la dame à la coiffure extravagante avança vers le roi, tandis que sa compagne demeura en retrait, près de l'entrée. Lucien ne put bientôt plus voir ni le souverain, ni sa visiteuse.
Plusieurs curieux passèrent près de l'entrée du bosquet, mais ne pouvant voir ce qui s'y passait, ils s'éloignèrent. Lucien demeura un moment ainsi, les pensées vagabondant hors de l'instant. Par moment les esclaffements de la dame lui parvenaient, mais ils finirent eux-aussi par prendre fin. Elle revint et, la promenade du roi reprit.
VOUS LISEZ
Les infortunes de Lucien - (extraits du roman édité)
Historical FictionVersailles, 1776. Lucien est Garde-du-corps du roi, prestigieuse position qu'il doit à la bienveillance de la reine. Hélas, son Altesse royale ne manque pas de lui rappeler ses devoirs envers elle, ce qui pourrait bien le mener à sa perte. Un roman...